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Empires et résistances :  Analyse critique

Temps de lecture : 8 minutes

Empires et résistances :  Analyse critique

Par : R. Abdelkrim

 

Dans cette seconde réflexion, « Empires et résistances », Soufiane Djilali prolonge son analyse du monde en explorant une autre dynamique structurante de l’histoire humaine : la constitution des empires et les résistances qui leur sont opposées. Après avoir traité du chaos comme moteur de transformation dans “le monde et le chaos”, l’auteur examine ici les empires comme systèmes expansionnistes, dont les pulsions de domination continuent de marquer l’histoire et les peuples. Cette approche garde un lien implicite avec l’analyse systémique et les théories du chaos et des catastrophes, puisque les empires, par leur capacité à restructurer le monde, créent à la fois de l’ordre (expansion impériale) et du désordre (résistance des peuples).

 

En prenant comme exemple central le Maghreb, cette réflexion soulève des questions essentielles sur l’équilibre entre résistance et ouverture dans un contexte mondial marqué par des remaniements géopolitiques profonds. Ce document, à travers ses forces analytiques reposant sur un choix judicieux d’évènements historiques, critiquable, comme tout choix, appelle à une lecture nuancée des dynamiques historiques et contemporaines.

 

  1. Les empires : une pulsion d’expansion et d’assimilation

 

L’un des grands mérites du texte, est de poser avec clarté la tendance des empires, depuis l’Antiquité, à rechercher toujours plus d’expansion territoriale et à assimiler les populations qu’ils dominent. Cette pulsion impériale, enracinée dans une vision de supériorité, s’exprime non seulement par la conquête matérielle mais aussi par la volonté d’aliénation culturelle. L’auteur montre bien que les empires cherchent à transformer les peuples dominés en les dépossédant de leur habitus et de leur ethos, un phénomène souvent justifié par des discours idéologiques ou religieux. Cette analyse trouve un écho chez des penseurs comme Frantz Fanon, qui décrivait l’aliénation coloniale comme une violence physique et psychologique.

 

Un aspect qui mériterait d’être intégré dans la réflexion de Soufiane Djilali, est le rôle des dynasties maghrébines comme les Almoravides, les Almohades et les Fatimides, qui, bien qu’émergées dans le Maghreb, ont exercé à leur tour une domination impériale au-delà de leurs frontières. Les Almoravides, issus des tribus berbères du Sahara occidental (Saguiet Al-Hamra), ont fondé un empire s’étendant de l’Afrique de l’Ouest (Mali-Songhai) jusqu’à l’Espagne (Al-Andalus). Leurs successeurs, les Almohades, ont constitué une puissance impériale encore plus vaste, unifiant le Maghreb et une grande partie de l’Espagne sous une idéologie religieuse réformiste et une centralisation politique exemplaire. De leur côté, les Fatimides, initialement issus de la confédération des tribus berbères Ketama au Maghreb central (Babors) et, ensuite, établis en Ifriqiya, ont joué un rôle clé en élargissant leur domination jusqu’à l’Égypte et au Proche-Orient, tout en fondant Le Caire comme capitale et centre intellectuel chiite. Ces exemples montrent que le Maghreb n’a pas été seulement une terre de résistance face aux empires extérieurs, mais a également produit des dynasties capables d’élaborer des projets impériaux ambitieux, influençant profondément les dynamiques politiques et culturelles méditerranéennes, proche-orientales, sahariennes et sahéliennes. Cette dualité entre résistance et expansion impériale enrichit la lecture de l’histoire maghrébine et nuance la vision d’un Maghreb uniquement dominé ou replié sur lui-même.

 

Notons tout de même que ces périodes de présence au Maghreb de ces empires restent insignifiantes dans la durée, puisqu’elle ne représente qu’environ trois siècles par rapport à plus de deux millénaires et demi qui ont connu les périodes impériales qui ont dominé plus ou moins le Maghreb depuis la fondation de Carthage jusqu’à la fin de la colonisation française.

 

  1. Le Maghreb : une terre convoitée et résiliante face aux empires

 

L’évocation du Maghreb comme territoire constamment convoité par les empires est un des points forts de la réflexion. En retraçant la longue succession d’envahisseurs – Puniques, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes, Ottomans, Espagnols et Français – l’auteur met en lumière un cycle historique où la domination impériale alterne avec des périodes de résistance armée. Cette résilience, ancrée dans l’identité maghrébine, se manifeste par une volonté constante de recouvrer la souveraineté, même dans des contextes de faiblesse démographique et économique.

 

Cette lecture est particulièrement pertinente pour comprendre la méfiance structurelle des peuples maghrébins vis-à-vis des grandes puissances. Cependant, il aurait été enrichissant d’intégrer des exemples de résistance non militaire, comme les dynamiques intellectuelles et culturelles. Par exemple, l’émergence des courants soufis et les contributions d’érudits comme Magon, Juba II, Donatus-Magnus, Augustin, Ibn Khaldoun, Ibn Tumert, Ibn Rochd, Abdelkader, Emir-Khaled, Ben Badis, Messali, Allal Al-Fassi, Abbas, Abane et Bennabi, illustre une autre forme de résistance, plus subtile mais tout aussi efficace, contre les tentatives d’assimilation impériale.

 

  1. La résistance chrétienne en Afrique romaine : le cas des Donatistes

 

L’exemple des Donatistes durant l’Afrique romaine antique et jusqu’à l’arrivée de l’Islam, offre une autre illustration de cette dynamique. Le christianisme, arrivé par la voie latine romaine (éloignement ou relegatio en Afrique des fonctionnaires et militaires soupçonnés d’être chrétiens) et la voie punique populaire venant du Proche-Orient (marchands, marins et nomades), soit deux chrétientés, l’une au service de l’empire (La Bible en latin, est altéré par les traductions successives du Grec et de l’Araméen), la seconde, de tous temps, réprimée par Rome et actrice principale de résistance culturelle et religieuse (La Bible punique est quasi originelle). Le grand nombre de martyrs africains, est issu de la communauté punico-berbère. La plupart seront sanctifiés avant l’intégration du culte catholique comme religion d’Etat de Rome par Constantin. C’est cette décision historique que refuseront les Donatistes, ce qui va créer cette scission progressive entre ces deux chrétientés. Le combat intellectuel que mena l’évêque Augustin d’Hyppone (Hay Bona puis Bona, aujourd’hui Annaba, du nom du principal bidonville de cette cité) pour contrer les arguments donatistes de très hautes factures, va permettre de réformer l’approche doctrinale de l’Eglise romaine et de faire d’Augustin un des Pères de l’Eglise.

  • Les Donatistes, ancrés dans les classes populaires numides, refusent la soumission à l’Église latine de Rome.
  • Le mouvement des Circoncellions, allié aux Donatistes, utilise le latin pour dénoncer l’injustice impériale tout en valorisant leur identité africaine (maghrébine) distincte.
  • Le mouvement Donatiste largement implantée en milieu rural et dans les petites cités, fera face, à la fois, aux Empires sporadiques vandales et byzantins. Les donatistes finirent par accueillir plus favorablement les musulmans, après la dernière vague de la conquête ; en effet, en plus de la croyance en l’Unicité de Dieu, et la facilité de communication du fait que le punique (ancêtre de la Dardja) soit très proche de l’arabe. De nombreux textes bibliques et organiques sont voisins tant du point du vue du contenu que de la forme. Les premiers musulmans maghrébins ont été probablement des donatistes. C’est un élément qui expliquerait l’intégration rapide de la foi musulmane dans les familles maghrébines et la disparition de la chrétienté dès le huitième-neuvième siècle.

 

Cette réappropriation partielle des outils linguistiques romains, montre que la résistance des peuples ne se limite pas à une confrontation militaire. Elle s’exprime aussi dans une lutte intellectuelle et spirituelle, capable de fragiliser les fondements idéologiques des empires.

 

  1. L’ambivalence de l’islamisation et des dynamiques internes

 

L’auteur aborde avec finesse la relation du Maghreb à l’islam, qui a été à la fois un vecteur d’unité religieuse et une source de résistance politique. En refusant la domination des empires omeyyade et abbasside, les Maghrébins ont affirmé leur autonomie en construisant des États indépendants. Cet esprit d’indépendance s’est ensuite retrouvé dans la lutte contre l’Empire ottoman, puis lors de la colonisation française. Ce point est crucial pour comprendre comment le Maghreb a toujours cherché à concilier son identité religieuse avec une volonté d’autonomie politique.

 

  1. Le colonialisme français : domination et réappropriation des outils culturels

 

Un aspect central qui illustre la dialectique domination/résistance est le cas du colonialisme français en Algérie. À l’arrivée des colons, plus de 90 % des Algériens étaient lettrés en arabe, signe de la vitalité culturelle avant la colonisation. La destruction des structures éducatives traditionnelles et l’imposition de la langue française ont marqué une tentative de déculturation systématique.

 

Cependant, cette domination a généré une dynamique paradoxale : la langue française, outil de l’assimilation coloniale, est devenue un instrument de lutte pour le mouvement nationaliste algérien. À partir de la Première Guerre mondiale, l’Étoile Nord-Africaine, tout en bénéficiant des traditions de lutte ouvrières françaises, utilise le français pour mobiliser les travailleurs algériens en France dans les luttes sociales, tout en articulant un discours anticolonialiste et indépendantiste, relayé, en Algérie, par le Parti du Peuple Algérien (PPA) et, à sa suite, le mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques. Cette réappropriation s’intensifie, à l’ensemble du mouvement nationaliste, dans un processus qui se radicalisera avec le Front de Libération Nationale (FLN), s’appuyant sur les valeurs des Droits de l’Homme pour dénoncer l’oppression coloniale. Le colonialisme français, tout en cherchant à dominer, a involontairement donné naissance aux outils idéologiques et linguistiques qui ont contribué à sa propre chute.

  1. Le Maghreb contemporain : entre résistance et ouverture

Dans sa dernière partie, l’auteur pose une question centrale pour le Maghreb contemporain : comment résister aux velléités impérialistes des grandes puissances tout en s’ouvrant au monde pour assurer son développement ? Cette réflexion est d’autant plus pertinente que le contexte international est marqué par des remaniements géopolitiques profonds. Les ambitions des anciennes puissances coloniales, les intérêts croissants de nouveaux acteurs comme la Chine et la Russie, ainsi que les tensions régionales entre l’Algérie et le Maroc, placent le Maghreb dans une position délicate.

L’auteur souligne, à juste titre, que l’Algérie, en tant que pays central du Maghreb, doit trouver un équilibre entre souveraineté et coopération internationale. Cette dualité est bien formulée, mais elle gagnerait à être illustrée par des exemples concrets de partenariats équilibrés réussis. Par exemple, les projets de coopération énergétique entre l’Algérie et des partenaires européens, pourraient servir de modèle pour une ouverture maîtrisée.

Enfin, l’absence d’une réflexion sur l’intégration maghrébine dans le texte est compréhensive tant celle-ci est controversée, en effet l’intégration régionale maghrébine, reste bloquée par des rivalités politiques et économiques qui ont évolué vers le social, le sociétal voire le patrimoine immatériel commun. Pourtant l’émergence d’une Union maghrébine permettrait aux pays de la région de peser collectivement face aux défis mondiaux, tout en renforçant leur souveraineté.

Conclusion

 

Le texte « Empires et Résistances » de Soufiane Djilali propose une analyse riche des dynamiques impériales et des formes de résistance qui leur sont opposées. En examinant l’histoire du Maghreb, l’auteur illustre la résilience d’un peuple face aux tentatives répétées d’assimilation et de domination. L’intégration des exemples du colonialisme français en Algérie et de la résistance donatiste en Afrique romaine enrichit cette réflexion en montrant que la domination, paradoxalement, engendre les outils culturels, linguistiques et idéologiques qui permettent aux peuples de renverser leur oppresseur.

 

Le Maghreb apparaît ainsi comme un territoire exemplaire où la résistance culturelle et la réappropriation des acquis impériaux ont joué un rôle clé dans la lutte pour la souveraineté et la préservation de l’identité. Cette lecture, tout en renforçant les idées de l’auteur, ouvre des perspectives nouvelles sur la manière dont les peuples dominés transforment l’adversité en moteur d’émancipation.

 

Almoravides, Almohades et Fatimides vient compléter cette vision en démontrant que le Maghreb, bien qu’ayant subi les dominations étrangères, a également contribué à l’histoire des empires. Cette dualité, entre résistance face aux forces extérieures et expansion impériale propre, témoigne de la complexité des sociétés maghrébines, oscillant entre défense de leur identité et projection sur d’autres territoires.

 

Cette dualité, entre résistance face aux forces extérieures et expansion impériale propre, témoigne de la complexité des sociétés maghrébines, oscillant entre défense de leur identité et projection sur d’autres territoires. Ces considérants impriment les politiques des pays maghrébins, le Makhzen royal du Maroc, prétendant à l’héritage des Almoravides et des Almohades et répondant à des pulsions de domination, aspire à un Grand Maroc, oubliant les périodes de souffrance et de résistance, passées et présentes, du peuple marocain aux empires ; le reste des États maghrébins, plus enclin à la résistance se contentent de nourrir et poursuivre leur résistance à toute action impériale. Le texte gagne un peu plus en profondeur et en nuance, offrant une vision plus ample de l’histoire des empires et résistances.

 

 

Références méthodologiques relatives à l’analyse systémique (théories du chaos et des catastrophes), communes aux deux parties de la réflexion de Soufiane Djillali.

 

  1. Thom, René. Stabilité structurelle et morphogenèse. InterÉditions, 1972.

 

  • L’ouvrage fondateur de la théorie des catastrophes, expliquant les transitions critiques et les bifurcations dans les systèmes complexes.

 

 

  1. Prigogine, Ilya. La fin des certitudes : Temps, chaos et les lois de la nature. Odile Jacob, 1996.

 

  • Exploration du chaos et des systèmes complexes, notamment en physique, et leur application à d’autres disciplines.

 

 

  1. Gleick, James. Chaos : Making a New Science. Viking Books, 1987.

 

  • Vulgarisation de la théorie du chaos et de son impact sur les sciences naturelles et sociales.

 

 

  • Morin, Edgar. Introduction à la pensée complexe. Seuil, 1990.

 

  • Analyse de l’interaction entre ordre et désordre dans les systèmes sociaux et naturels.

 

 

  1. Taleb, Nassim Nicholas. Le cygne noir : La puissance de l’imprévisible. Les Belles Lettres, 2008.

 

  • Étude des événements imprévisibles qui bouleversent les systèmes, liés au chaos et aux transitions critiques.

 

 

  1. Lefeuvre, Pascal. La résilience organisationnelle face au chaos : stratégies d’adaptation et d’innovation. Éditions Hermès, 2015.

 

  • L’ouvrage aborde le comment des périodes de chaos ou de perturbations dans les systèmes complexes (sociaux, économiques, ou organisationnels) qui offrent une opportunité pour les individus et les organisations de se réinventer.

 

  • Il traite des conditions nécessaires pour convertir une situation chaotique en un levier de transformation positive et donne des exemples d’organisations ou de sociétés ayant tiré parti des crises pour innover.
Habib Brahmia

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