Entretien avec Soufiane Djilali avec TSA

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– TSA

DOSSIER SPECIAL. Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, revient dans un entretien, sur le 1er anniversaire du hirak, l’endurance du mouvement populaire, son bilan…

Les Algériens célèbrent ce samedi le premier anniversaire du Hirak. Comment avez-vous vécu la journée du 22 février 2019 ?

Intensément. Oui, j’en reste marqué émotionnellement. Cela faisait des mois, pour ne pas remonter à plus loin, que nous luttions en tant que Jil Jadid, avec d’autres bien sûr, pour que ce jour advienne. Le parcours a été laborieux et semé d’embûches. Jusqu’à ce qu’arrive ce jour mémorable.

Pour moi, le 22, c’est plusieurs choses à la fois. L’aboutissement d’une première étape du combat, mais aussi la preuve vivante que la société algérienne était apte à relever un défi historique.

Les éléments qui se mettaient en place confortaient notre détermination à faire partir le régime corrompu des Bouteflika et nous rassuraient, par ailleurs, sur les fondamentaux de notre analyse sur lesquels nous avions construit notre action politique.

Le 22 a été une libération psychologique et un moment d’intense bonheur pour les Algériens. Je l’ai vécu, en compagnie de mes proches et de mes amis politiques comme un évènement majeur de ces 20 dernières années.

Quel bilan faites-vous de cette première année de mobilisation ?

Cela dépend de la perspective que jauge notre regard. Sur le court terme, il y a eu à l’évidence des avancées notables. Faut-il rappeler la chute des Bouteflika, de leur clan ? Et depuis, le nombre de figures symboliques de l’ancien régime qui se retrouvent en prison ? Le sentiment d’impunité qui régnait chez les gouvernants s’est évaporé. Plus personne ne se sent protégé par un parrain. Les ministres, les walis et autres donneurs d’ordre vont désormais réfléchir à deux fois avant de s’impliquer dans des opérations douteuses. Sur un plus long terme, c’est le changement du climat politique qui va avoir d’énormes conséquences. Le peuple, trop longtemps marginalisé, a repris son rôle. Il fait maintenant parti de l’équation. Il y a une opinion publique agissante et son influence sera considérable dans l’avenir.

Le revers de la médaille, c’est que, en dehors des promesses, il n’y a pas encore, pour le moment et concrètement, un nouveau régime politique qui réponde aux aspirations populaires et qui soit légitimé par des élections incontestables. Bien entendu, il faut un peu de patience. L’effondrement du régime Bouteflika a laissé l’État algérien en ruine. L’absence de confiance et même la défiance entre le peuple et les dirigeants en est le plus gros handicap. Les Algériens ont été par le passé, trompés, volés, opprimés, marginalisés… Comment voulez-vous qu’ils acceptent en un laps de temps aussi court de redonner quitus à quiconque ? Il faudra gagner leur cœur, acte après acte. Il faut leur redonner leur dignité et la considération qui leur revient de droit. C’est un processus qui demandera du temps et des efforts. C’est alors qu’un nouveau régime se mettra en place. Il n’y aura pas de salut en dehors de cette voie.

Concrètement, qu’est ce qui a changé en Algérie depuis le 22 février 2019 ?

L’atmosphère du pays a changé. Les gens parlent librement, parfois même à l’excès. Ils ont été trop longtemps bâillonnés et même humiliés dans un passé si proche. Ils ont aujourd’hui besoin de s’exprimer, d’extérioriser leur colère refoulée.

Il y a également une résurgence de la mémoire collective. Le passé est convoqué sans complexe. Les héros de la nation sont réhabilités. Une nouvelle confiance en soi s’installe. Ce que je dis relève de l’immatériel mais ce sont des éléments essentiels pour relancer la motivation et l’ambition collectives.

La libération de la parole doit maintenant se transformer en action politique utile, c’est ainsi que nous construirons notre démocratie.

En tous les cas, les Algériens s’informent, veulent comprendre, cherchent à agir. Je vois d’ailleurs, de plus en plus, des initiatives citoyennes pour l’environnement, la solidarité et pour beaucoup d’autres actions. Quotidiennement, des jeunes viennent m’en parler. Si toute l’énergie générer par les marches pouvait être canalisée vers des actions concrètes, alors la citoyenneté s’épanouira, au profit de tous. C’est l’atout maître que le Hirak vient de mettre à la disposition de l’Algérie.

Malgré quelques tensions, le pays se réconcilie progressivement avec son identité et son histoire lointaine. Cela donnera une profondeur à ses origines, à son identité et à sa mémoire collective. La femme algérienne accède de mieux en mieux à l’espace public, à la parole et à la responsabilité.

Sur un plan plus factuel, les 4B ne sont plus là, et une ligne gouvernementale bien plus ouverte est en cours d’installation. On pourra bientôt établir les premiers bilans. Ayons la patience de voir venir les choses.

Qu’est ce qui aurait pu changer en une année mais qui n’a pas été atteint ?

Le consensus politique. On aurait pu, après le départ de l’ex-Président, ouvrir un vrai dialogue entre tous, trouver des solutions consensuelles, apaiser les esprits et mettre en route les véritables réformes dont avait besoin l’Algérie. Malheureusement, les crispations, les calculs politiciens, les intérêts et probablement aussi les manœuvres des tentacules de l’ancien régime étaient là pour tout bloquer. Bien sûr que le premier responsable de cet état de fait était le pouvoir d’alors. Il n’a pas su parler au peuple et encore moins le convaincre de sa bonne foi. Mais bon, on ne va pas se focaliser sur les erreurs du passé, sinon pour les éviter une autre fois à l’avenir ; l’essentiel maintenant étant de sortir rapidement de ce guêpier.

Le pouvoir dit qu’une bonne partie des revendications du hirak ont été satisfaites. Êtes-vous d’accord ?

Oui et non. Le 22 février, les Algériens voulaient faire tomber le 5e mandat, voir partir les Bouteflika et leur clan, et avoir enfin un État de droit dans un cadre démocratique. Aujourd’hui, nous sommes au milieu du chemin. Le régime Bouteflika est bel et bien fini, mais nous n’avons pas encore l’État de droit et la démocratie. Je dois être honnête avec vous et rajouter : j’ai grand espoir que l’on y arrive. La détermination du Hirak, sa persistance et sa puissance ne peuvent que pousser dans le bon sens. Nous l’avons vu ce 53e vendredi. Les nouvelles générations, mieux armées intellectuellement que les précédentes, finiront par emporter le combat. Il faut, cependant, prendre en considération le facteur temps. Personnellement, je suis pour l’évolution et non pas pour la révolution. C’est une question de tempérament peut être mais surtout d’efficacité et de sécurité. Les révolutions peuvent réussir mais dérapent très facilement. L’évolution est moins spectaculaire, demande plus de temps mais au final elle permet de bien meilleurs résultats. Mais je l’admets volontiers, l’appréciation peut être discutée.

Vous préférez l’évolution à la révolution. Justement, les Algériens manifestent pacifiquement chaque vendredi et mardi depuis une année. Comment expliquez-vous cette endurance ?

Elle est exceptionnelle. Sincèrement, je n’imaginais absolument pas cette résilience. Vous savez, les Algériens ont trop enduré. Ils ont été profondément humiliés par la gouvernance de Bouteflika. Cela faisait au moins 15 ans, c’est-à-dire les trois derniers mandats, que le climat politique était devenu insupportable. Toutefois, il ne faut pas se faire d’illusions non plus. Il y a un moment où la contestation risque de s’affaiblir. Le pouvoir va gagner progressivement des pans entiers dans l’opinion publique. Objectivement, il en a maintenant les moyens. C’est pour cela qu’à Jil Jadid, nous souhaitons arriver à un compromis tant que le Hirak est présent. Cela aurait un double effet, disons un contrat moral gagnant-gagnant. Le Hirak fera passer l’essentiel de ses revendications par le dialogue tout en stabilisant rapidement les structures de l’État. Je pense, et cela reste un avis qui n’engage que moi, que le Président Tebboune est prêt, pour de multiples raisons, à faire des gestes.

Les décisions les plus importantes vont être tranchées durant les trois mois à venir. J’ai bien peur que si nous ratons ce cycle, le Hirak se délitera et nous reviendrons, par inertie, à l’ancien mode de gouvernance. La responsabilité de la classe politique est ici engagée.

L’Algérie n’a pas sombré dans la violence, contrairement aux prévisions de certains à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Notre pays est-il définitivement à l’abri du chaos ?

Le pacifisme des Algériens a été remarquable. Comme si, dès le 22 février, il y a eu des règles posées pour empêcher tout dérapage, puis les manifestants les ont adoptées définitivement. Je voudrai rajouter une remarque : quels que soient les reproches que nous pouvons faire au pouvoir pour sa gestion, il faut lui reconnaitre le fait qu’il n’y a pas eu de dérapage répressif. J’imagine que si l’ancien régime était encore là, le « management » du Hirak aurait été tout autre.

Maintenant, je crois que le plus dur est dernière nous. Il faut maintenir vaillamment ce pacte tacite de « non-agression », jusqu’à un retour complet à la normale. Toute transgression, d’un côté comme de l’autre pourrait lancer une étincelle et mettre le feu aux poudres.

Le Hirak a-t-il échoué, comme le soutiennent des intellectuels et une partie de l’opinion ? Faut-il le structurer ?

Échoué ? Absolument pas. Au contraire, le Hirak est une réussite exceptionnelle. Je sais, vous faite un clin d’œil à l’écrit d’un intellectuel émérite. Il a été très largement attaqué sur une interprétation erronée de son écrit. Il n’a fait qu’accomplir son rôle, celui d’un stimulateur de la réflexion. Il a usé de la liberté d’expression que nous sommes tous censés défendre pour essayer de faire prendre conscience aux Algériens les risques encourus par le Hirak s’ils devaient suivre certains radicaux autoproclamés porte-parole du peuple.

Il y a de mon point de vue, unanimité à dire que le Hirak est grand vainqueur. Ce sont les nihilistes et surtout ceux qui profitaient du régime corrompu, qui pensent que le Hirak est un échec. En réalité, ils souhaitent et travaillent pour le pourrissement de la situation.

Quant à la structuration du Hirak, je réitère la position de Jil Jadid. Oui, il faut se structurer mais chacun dans l’organisation de son choix, dans la pluralité, pas dans la pensée unique. Par contre, parler au nom du Hirak est tout simplement une usurpation. Moralement, c’est indécent et politiquement dangereux. La manipulation idéologique brisera l’unité du mouvement et dispersera le peuple. Lorsqu’on a été le produit du Hirak, on ne peut pas en devenir le maître !

La présidentielle du 12 décembre, qui a été rejetée par le Hirak, a-t-elle permis d’avancer vers une sortie de l’impasse politique dans laquelle le pays est plongé depuis plusieurs mois ?

À Jil Jadid, nous avions dit, dès septembre, que cette élection allait se dérouler dans de mauvaises conditions et qu’elle allait compliquer la situation. Je ne vous cache pas que la volonté divine a évité au pays des complications dont les conséquences auraient pu être particulièrement complexes. La politique est ainsi faite que des éléments inattendus peuvent influer le cours de l’histoire. Aujourd’hui, l’armée s’est repliée sur ses prérogatives. Elle est en train de faire sa mue. Il n’y a plus les figures controversées des années 90 et de l’ère Bouteflika. Il y a de jeunes générations d’officiers supérieurs qui sont des techniciens, pas des politiques. Il faut arrêter de jeter aux gémonies l’armée qui au final joue un rôle prépondérant, pour des raisons historiques, dans la stabilité de l’État. Le démantèlement des services de sécurité depuis 2013, puis le lynchage systématique de l’institution militaire de la part de personnes inconscientes est tout simplement dangereux pour l’Algérie. Parfois, sincèrement, je me dis qu’il y a vraiment des manipulations orientées. Je ne suis pas adepte du « complotisme » mais certaines attaques révèlent un anti militarisme primaire ou alors une naïveté déconcertante. Ce que je dis n’absout pas certains militaires dont la corruption était devenue d’une insolence haïssable.

Je ne sais pas si le Président Tebboune, en instituant le 22 février, « journée de la fraternité entre le peuple et son armée », réussira à changer l’image de cette institution. En tous les cas, il faut, comme pour les Américains, les Chinois ou les Russes, faire très attention à ces questions. Certains, au nom de l’idéal démocratique font le jeu de l’affaiblissement de l’immunité du pays. Il faudrait qu’ils méditent un peu ce qui advient de ces peuples naïfs qui pensaient qu’en détruisant leur armée ils allaient devenir libres et heureux !

Pour le reste, il semblerait qu’une réforme importante de la Constitution nous attend. Nous n’aurons pas à trop patienter pour voir la première mouture pour juger de sa pertinence. À Jil Jadid, en plus des réformes sur l’indépendance de la justice et les équilibres des pouvoirs, nous sommes pour l’idée de clarifier, dans le texte, les prérogatives d’un pouvoir sécuritaire inévitable et vital, tout en instituant une incompatibilité des missions du militaire avec la gestion civile du politique.

Justement sur la Constitution, le président Tebboune a initié un dialogue avec les personnalités politiques. Vous l’avez rencontré. A-t-il suivi vos recommandations ?

Ce serait présomptueux de ma part de dire qu’il a suivi mes recommandations. Le Président Tebboune, mais aussi son entourage, sont probablement arrivés aux mêmes conclusions que beaucoup d’Algériens dont les militants de Jil Jadid. Lors de ma rencontre avec lui, j’ai voulu simplement réaffirmer ce que tout le monde disait. Libérer les prisonniers d’opinion, les médias et l’activité politique. En me recevant, il devait très bien savoir le message que je portais. Peut-être avait-il besoin que l’opposition le soutienne ainsi sur ces questions ?

Le fait est qu’aujourd’hui, les médias retrouvent leur liberté. Je suis content d’ailleurs pour votre site, TSA, qui redevient enfin accessible à tous les Algériens. La promesse qu’il m’avait faite à ce sujet a été tenue. J’ai aussi vu qu’il y a eu, ce jeudi, une rencontre entre les professionnels des médias électroniques et le gouvernement. Hier vendredi, la télévision publique a donné des images de la marche dans la capitale. Le ton devient de plus en plus libre. Espérons qu’au-delà des promesses et des premiers gestes, cela augure vraiment d’une nouvelle ère.

Vous avez évoqué la crise et ses origines, mais que faut-il faire pour la résoudre ?

Dialoguer, parler, communiquer, écouter, convaincre. Bien sûr qu’il est plus facile de dire cela que de le faire. Nous-mêmes en tant que classe politique, il nous est parfois difficile de s’entendre. Voyez, en tant que démocrates, nous n’arrivons pas à accorder nos violons. Imaginez les difficultés avec un pays en pleine crise de confiance, balloté par des enjeux qui souvent le dépasse et dont les tireurs de ficelles ne sont pas toujours identifiés.

Pour sortir définitivement de la crise, il faut avoir des institutions fortes, donc légitimes. Il faut des femmes et des hommes de bonne volonté pour animer une vie politique saine. À ce sujet, le Président vient de confirmer sur une chaine de télévision étrangère, ce qu’il m’avait dit à propos des élections législatives. Elles sont prévues pour la fin de cette année.

Si la réforme constitutionnelle emporte un consensus populaire et que les élections législatives qui suivront seront honnêtes, alors le pays sera définitivement mis à l’abri des soubresauts.

Tout le monde est impatient de voir l’Algérie retrouver sa stabilité et sa sérénité. Le moment est venu de se mettre tous au travail. Rassembler le peuple, non pas d’autorité mais par des mécanismes démocratiques doit être un objectif stratégique. Tous les Algériens doivent être naturellement associés à la gestion de leur pays.

Il faudra donc avancer à pas sûr, sans confondre vitesse et précipitation. Il faut que le peuple s’approprie ses institutions et qu’il prenne en main, en toute conscience, son destin.

 

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