Sofiane Djilali : « Le pouvoir tarde à montrer concrètement ses intentions »

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– TSA

Dans cet entretien, le président de Jil Jadid, Soufiane Djilali, commente l’actualité nationale marquée par l’épidémie du coronavirus, les arrestations des activistes et des journalistes qui couvrent le Hirak et les répercussions de la chute des prix du pétrole sur l’économie nationale.

L’Algérie a recensé 20 cas confirmés de coronavirus (Covid-19). Les mesures prises par le gouvernement sont-elles suffisantes pour faire face à l’épidémie ?

Soufiane Djilali, président de Jil Jadid. Les mesures qui peuvent être prises pour lutter contre l’épidémie du coronavirus dépendent directement des structures sanitaires et du système de santé existants.

Pour le moment, l’épidémie n’a pas pris de proportions alarmantes mais si elle devait s’amplifier, il y aurait de quoi avoir peur. Notre système de santé n’est pas en mesure d’y faire face. Pour le peu de personnes mis en quarantaine, le pays n’a pu leur offrir des conditions d’hébergement correctes dans les structures sanitaires.

Il faut comprendre que l’opération est encore maîtrisable, s’il ne s’agit que d’isolement de personnes positives qui portent le virus mais sans symptômes pathologiques. Par contre, c’est en cas d’un nombre important de malades que la situation peut devenir intenable. Si vous avez 20% de porteurs du virus qui ont des problèmes respiratoires graves et que l’épidémie touche des milliers de personnes, je vous laisse imaginer les conséquences.

Actuellement, le taux de mortalité varie d’un pays à l’autre. Il va de 1,5% à près de 8% voire 10% dans certaines situations. Cette différence est probablement due au niveau de prise en charge des malades symptomatiques en fonction des disponibilités humaines et matérielles.

Un pays démuni en infrastructures sanitaires suffisantes ne pourra pas mettre tous ceux qui en auraient besoin en réanimation respiratoire, par exemple. Des pays réputés développés sont en grande difficulté.

Je ne connais pas tous les détails des mesures d’urgence prises par le ministère de la Santé mais il est évident que la situation concerne des institutions bien au-delà de ce seul département. En un mot, le pays n’est pas prêt pour faire face à une grave épidémie. Espérons que les conditions climatiques qui règnent en Algérie seront une barrière efficace pour empêcher une propagation rapide du virus.

De ce fait, ce sont les mesures prophylactiques qui devront primer. Il y a la sensibilisation sur l’hygiène en général, ensuite se poseront des questions éminemment politiques sur les risques de contamination par contact. Bien évidemment, ça touchera les grandes réunions publiques, dans les stades, les transports publics, etc.

Quelles conséquences aura la chute des prix du pétrole et sa corrélation avec le coronavirus, si les deux devaient durer dans le temps, pour l’Algérie ?

La chute du prix du baril de pétrole est en lien direct avec la baisse de l’activité économique et celle-ci est, à son tour, liée à l’épidémie. La production en Chine a baissé de 50% et d’autres pays, l’Italie, la France, l’Allemagne et d’autres vont également entrer en récession. La baisse de la consommation du pétrole est donc corrélée au coronavirus.

Cette situation risque d’être dramatique pour un pays comme l’Algérie. Le pays va devoir s’adapter, dans la douleur probablement. Or, la situation politique est instable. Les Algériens doivent maintenant penser à leur unité et surtout à comment relever le défi. Le monde est dans une dynamique chaotique. Je ne vous cache pas que ma hantise est le comportement irresponsable de certains cyniques qui pensent qu’ils peuvent profiter d’un désastre économique dont le peuple sera le plus grand perdant. Je rajoute une note plus optimiste : dans le contexte actuel, l’exploitation des gaz de schistes devient tout simplement illusoire.

En réalité, je n’ai pas trop envie de revenir sur les erreurs stratégiques, politiques et sécuritaires pour notre pays, sinon pour dire : bravo Monsieur Bouteflika et vos hommes, vous devez être contents de vos résultats !

Au moment où le pouvoir politique qualifie le Hirak de « béni » et inscrit les marches populaires et la poursuite de la mobilisation citoyenne dans le registre de la démocratie et de la liberté d’expression, des journalistes et des activistes se font encore embarquer. Comment expliquez-vous cette ambivalence ?

Votre question est à plusieurs niveaux. Le Hirak a incontestablement changé la donne et personne ne peut nier qu’il a pu au final renverser un régime dont la corruption matérielle et morale a dépassé tout entendement. Tout l’enjeu maintenant est de savoir quel régime le pouvoir a l’intention de construire.

Il y a des tensions à tous les niveaux. A mon avis, le pouvoir est traversé par des questionnements et à l’évidence par des intérêts. Ceux qui ont grandement profité du régime précédent ont intérêt également à créer le pourrissement pour mieux se protéger, voire se replacer. Je persiste à dire qu’il y a les « orphelins du bouteflikisme » qui sont bien actifs.

Le Hirak est devenu autant un enjeu idéologique et politique qu’un enjeu de pouvoir et d’intérêts. Il n’y a pas de doute que les « hirakistes » sont de bonne foi et veulent un changement radical. Seulement, aucune représentation n’a pu émerger même dans la pluralité. Le sentiment qui commence à se répandre est qu’au final, il n’y a aucune solution concrète qui est proposée sinon la poursuite des manifestations le vendredi et maintenant d’autres jours de la semaine. Il y a comme une préparation à une désobéissance civile qui ne dit pas son nom. Au profit de qui ? C’est le moment d’écouter la voix de la raison.

De l’autre côté, le pouvoir tarde à montrer concrètement ses intentions. Le sentiment assez général est que rien n’a encore changé. La communication officielle est restée dans la tradition du régime. L’ouverture des médias est très timide. Le gouvernement lui-même, qui a eu au début un préjugé plutôt favorable auprès d’une partie de l’opinion, semble muet, sans initiatives significatives. Il ne propose rien qui entraîne l’acquiescement de l’opinion.

Depuis deux mois, le pouvoir entre, peu à peu, dans une forme de lassitude, d’inhibition face aux problèmes, face au hirak, face à l’opinion publique. Il aurait fallu, à mon sens, prendre le taureau par les cornes. Les Algériens attendent des gestes forts et des paroles de vérité. J’espère qu’il ne s’agit que d’un passage à vide et que très vite les préoccupations des Algériens soient prises en charge, tant dans les domaines socio-économiques que politiques.

Le traitement des manifestations par la répression et par les arrestations n’est pas indiqué. Si un citoyen quelconque commet des actes répréhensibles au vu de la loi, alors il doit en être responsable. Mais arrêter un journaliste dans l’exercice de son métier le jour d’une manifestation ne peut pas être compris.

Tout le monde sait que le Hirak n’est pas homogène, que des intérêts politiques et idéologiques sont derrière certaines initiatives. Cela devrait inciter le pouvoir, s’il est convaincu des objectifs qu’il a lui-même fixés, c’est-à-dire l’édification d’un Etat de droit et la démocratie, à agir avec compréhension et magnanimité. Les Algériens ont été trop longtemps trompés et abusés pour qu’ils fassent confiance aussi facilement. C’est au pouvoir de réussir à convaincre. C’est parfois dur, parfois ingrat, mais n’est-ce pas là la rançon du succès ?

Le wali de Mostaganem a présenté ses excuses pour des propos humiliants à l’égard de citoyens de cette wilaya. On croyait ces pratiques parties avec l’ancien régime…

Un wali n’a pas le droit de se comporter ainsi. Il aurait fallu, à mon avis, lui demander de remettre immédiatement les clefs. Mais au-delà de l’incident se pose la question du rôle et des prérogatives de ces administrateurs-fonctionnaires. Un wali est un peu un président de la wilaya. Il doit être représentatif des habitants. La fonction de wali devrait être cantonnée aux services de l’Etat, de l’administration. C’est au président élu de l’Assemblée de wilaya que doit revenir la fonction politique.

Il n’y aura pas de démocratie sans passer par une refonte globale et profonde des codes de wilaya et de communes. Après la Constitution, il faudra sérieusement penser à entamer les grandes réformes de l’Etat et de ses administrations en considérant cette fois-ci la dimension citoyenne des Algériens.

 

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