« Je m’opposerai à quiconque veut détruire l’État, intentionnellement ou non »

« Je m’opposerai à quiconque veut détruire l’État, intentionnellement ou non »

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L’Algérie vit une crise sanitaire causée par la propagation du Corona virus. Pensez-vous que les mesures prises par le gouvernement sont à la hauteur des risques encourus ?

Il est évident que l’Algérie n’était pas prête à une telle crise sanitaire. Elle n’a ni les moyens humains ni matériels malgré la volonté de son corps médical ou des autorités politiques. Rajoutez à cela un abandon de la gestion du pays depuis 30 ans au moins. Dix ans de guerre civile et 20 ans de gabegie et de corruption totale se payent.  Concernant les mesures proprement dites, elles vont dans le sens de minimiser les conséquences. Il fallait le confinement, l’interdiction des regroupements, la mise en place du traitement à la chloroquine, cala a été fait. Il faut prendre d’autres mesures : isolement des centres de soin pour les malades infectés par le corona, préparer des hôpitaux de campagne, mobiliser tous les moyens humains. Tout cela est plus facile à dire qu’à faire mais le pays n’a pas le choix.

Le président a lancé un projet de révision de la constitution qui devait être discuté ces jours-ci. Quelle est la meilleure approche de ce projet dans le contexte de crise sanitaire actuelle ?

Il est clair que les débats prévus à cet effet ne peuvent avoir lieu pour le moment. L’adoption d’une nouvelle Constitution, sera un moment décisif pour notre avenir. Elle doit être le résultat d’un large consensus. Un vrai débat public est incontournable. Cette étape déterminera la suite des événements : soit la mise en place d’un nouveau régime politique dans le cadre d’un Etat de droit, soit le retour aux anciens schémas qui ont systématiquement mené à l’échec.

Dans votre dernier communiqué, vous avez appelé à la nécessité de bâtir un consensus national pour sortir de la crise. Pouvez-vous expliquer cette idée et la différence entre votre appel et les initiatives du même nom dans l’arène ?

Dans ce communiqué, Jil Jadid avait expliqué que le monde, du fait de la pandémie, était entré dans une nouvelle phase. La mondialisation est remise en cause, l’union européenne est en plein reflux et  l’approche du libre-échange et du néolibéralisme sera forcément remise en cause. L’équilibre même des forces géopolitiques est remis en cause. Dans cette situation, Jil Jadid a précisé que dans ces phases de l’histoire, les Algériens doivent rester unis. Cela n’a pas de relation avec une quelconque initiative politique et encore moins dans l’esprit d’une union autour du pouvoir telle que cela a été proposé par d’autres partis. A ce titre, je rappelle que Jil Jadid a précisé, dès le 17 décembre, qu’il ne fera partie d’aucun gouvernement et d’aucune structure du pouvoir avant des élections justes et transparentes d’un Parlement, enfin démocratique. L’unité des Algériens doit se faire autour d’une démarche politique.

Après une période de calme, il a été observé la reprise des arrestations, les manifestants ont été empêchés de sortir, en particulier le samedi, et l’adoption d’un discours de conspiration contre certains éléments du mouvement. Y a-t-il, à votre avis, un changement dans l’approche du pouvoir ?

Je ne connais pas les intentions du pouvoir, ni sa stratégie. Tout le monde sait que la situation est complexe et que le pouvoir, après la chute du régime de Bouteflika,  n’est pas encore stabilisé. Y a-t-il réellement des tentatives de pression sur le pouvoir par des parties étrangères ? Je n’ai aucune information là-dessus. Sachant par ailleurs, que « la main étrangère » a été aussi une justification utilisée trop facilement par tous les gouvernements.

Une différence a été constatée récemment entre le discours officiel et la réalité sur le terrain dans le domaine des libertés. Partagez-vous l’explication selon laquelle il existe plusieurs centres de décision au sein du pouvoir ?

A l’évidence, il y a une forte pression sur des figures politiques et certains activistes. Personnellement, je le regrette. S’il y a des dépassements par les uns ou les autres, il faut traiter cela avec mansuétude et doigté. Le pouvoir a perdu, depuis trop longtemps, la confiance du peuple. Il est naturel que les plus révoltés parmi les citoyens refusent d’accorder le moindre répit au pouvoir, le considérant comme illégitime. Trop de répressions, trop de mensonges, trop de corruption ont fait que les Algériens en veulent énormément aux dirigeants. Par ailleurs, il n’est pas exclu qu’il y ait divergence sur la manière de gérer cette révolte populaire. Là encore, je ne connais pas la vérité mais il ne faut pas exclure une hétérogénéité des centres de décisions.

Vous et votre parti, avez été critiqués pour vos récentes prises de position, surtout après la rencontre avec l’actuel Président. Vous considérez-vous toujours comme faisant partie du mouvement populaire ou avez-vous des réserves à ce sujet ?

Jil Jadid a toujours agit en toute indépendance. Il a toujours défendu le principe du dialogue et ne croit pas aux révolutions violentes qui apportent le malheur au peuple et pas les solutions. Le 22 février, il y avait des millions de hirakistes. Depuis, le nombre s’est réduit à quelques dizaines de milliers. Où sont les autres millions d’Algériens ? Tout simplement, le hirak est pluriel. Il y a ceux qui souhaitent le dialogue et il y a ceux qui veulent en découdre. Jil Jadid était dans la rue, avant le 22 février avant beaucoup de monde. Mais dès le 6 Juillet, en participant à la réunion de Aïn Benian, nous avions défendu le principe du dialogue avec des conditions. Nous avions été alors attaqués par ceux qui pensent que la seule solution est la radicalité. Ceux qui ont trouvé dans le hirak une tribune pour exister et font dans la surenchère ne nous complexent pas.

Il y a ceux qui ont remarqué une différence de ton après les dernières présidentielles, en ayant un discours plus conciliant avec le pouvoir actuelle. M. Soufiane Djilali a-t-il changé ou est-ce le régime qui a changé ? 

Après l’élection présidentielle, Jil Jadid a fait l’analyse de la situation. Nous avions alors dit qu’il y avait devant nous trois choix possibles : continuer sur la lancée du refus radical de tout dialogue et tenter de faire tomber le pouvoir par la rue, accepter de dialoguer tant que le hirak est en bonne santé pour obtenir des concessions significatives en vue de l’Etat de droit, ou alors abandonner la partie et rentrer chez soi.

Beaucoup d’Algériens ont quitté le hirak, d’autres ont voulu organiser la désobéissance civile, Jil Jadid a opté pour le dialogue.

Le Hirak est apparu pour défendre la démocratie. Certains ont voulu se l’accaparer, parlent en son nom et excommunient tous ceux qui ne pensent pas comme eux. En fait, ils réinstallent la même mentalité du pouvoir au sein du hirak , celle du parti unique.

Quant à moi, j’ai toujours été et je suis encore un opposant, et ce depuis 1989 ! Maintenant, il faut s’accorder sur le sens de l’opposition. Il y a une différence entre régime politique et Etat. Bouteflika a travaillé pour détruire l’Etat algérien, et je m’opposerai à ceux qui consciemment ou non, veulent faire la même chose. Mon travail est de pousser le pouvoir à faire les évolutions nécessaires pour construire un Etat de droit. C’est le sens de notre stratégie : aider le pouvoir à s’en aller !

Vos réponses optimistes aux réformes du président actuel suggèrent que vous étiez opposé seulement à l’ancien président Bouteflika et non au régime qui continue avant et après lui. C’est ce que certains de vos adversaires politiques disent de vous. Quelle est votre réponse ?

Vous faites bien de préciser que ce sont des accusations de « rivaux ». Jil Jadid possède un projet de société, un programme, une vision des choses, des cadres hautement compétents et des instances démocratiques. Durant plusieurs années, nous avons essayé de travailler avec les militants de divers horizons. Nous avons acquis le sentiment que tout le monde veut détruire ce qui existe, et à juste raison, mais personne ne veut expliquer ce qu’il veut construire, sinon avec de vagues concepts. Jil Jadid agit dans le cadre du réel, du concret. Bientôt, beaucoup de gens vont regretter amèrement de n’avoir pas accepté de dialoguer tant qu’il était possible de le faire avec un hirak puissant. Les erreurs stratégiques, commises sous l’effet du sentimentalisme et du romantisme ont poussé des peuples à la destruction générale. C’était le cas en Algérie dans les années 90. Malheureusement, certains n’ont pas tiré les bonnes leçons et ont repris exactement les mêmes erreurs.

Il y a aussi des critiques selon lesquelles Jil Jadid ne défend plus avec la même intensité et la même force les violations de la liberté de manifester, les arrestations et la réincarcération des activistes qu’auparavant. S’agit-il d’une nouvelle stratégie ou d’une évaluation différente de la situation ?

Cet entretien révèle, en fin de compte, l’état d’esprit de ceux qui nous critiquent. En fait, ils veulent éliminer un parti qui les gêne. Car, qu’es-ce qu’on peut reprocher à Jil Jadid ? Il n’y a pas eu un seul dépassement dû à l’action des autorités qui n’ait été dénoncé. Par contre, je peux vous assurer que pendant les années quand Jil Jadid était seul  face à la répression, lorsque je passai des heures et des heures dans les commissariats de police, lorsque nos militants se faisaient tabassés et menottés, lorsque nous avions boycotté les élections truquées etc… avez-vous lu un seul communiqué de quiconque pour nous apporter un soutien moral ? Non, pas du tout. Les bonnes âmes nous expliquaient que nous ne comprenions pas la politique et que nous étions des agités !

Comment voyez-vous les récentes déclarations du Ministre de l’Intérieur après l’arrivée de M. Tebboune à la présidence, qui a évoqué l’infiltration du Hirak par des pays, dont Israël, à travers certains individus ?

Tout le monde sait que l’Algérie est un enjeu pour beaucoup de pays. Les intérêts dans le monde sont croisés et souvent contradictoires. Pour le reste, je n’ai pas d’informations précises. Je ne veux pas tomber dans les théories du complot mais je ne suis pas pour autant naïf.

Le conseil des ministres a annoncé un ensemble de mesures d’austérité afin de faire face à la crise de la chute des prix du pétrole. Êtes-vous d’accord avec ces décisions, et selon vous, quelle est la meilleure façon de faire face à la crise ?

L’Algérie va subir une situation politique, économique et sociale qu’elle n’a pas su, jusqu’à présent maitriser. Reprenez mes écrits, dans mes trois derniers ouvrages mais aussi dans les colonnes des journaux depuis 20 ans au moins. Je n’ai cessé d’analyser, de démontrer et d’avertir que les politiques qui étaient menées étaient vouées à l’échec. Je ne suis qu’un simple citoyen. J’ai voulu faire quelque chose pour mon pays. J’essaye d’organiser avec d’autres concitoyens un parti politique qui défende les idées auxquelles nous croyons. J’aimerai voir d’autres Algériens en faire de même. L’heure est à l’action, à travers des règles du jeu démocratiques. A mon sens, il n’est pas très intelligent de vouloir abattre tout ce qui bouge dans le pays juste parce qu’on le considère comme rival. L’Algérie a besoin de tous ses enfants, dans un espace politique organisé et pluriel. La démocratie ne vit pas avec le dénigrement, le mensonge et la manipulation. Espérons que les épreuves que nous traversons aideront le pays à accéder à un niveau de conscience supérieur, dans l’intérêt bien compris de tous.

 

*Interviewer par : Mohamed Sidmou le 31 Mars 2020

Journal : El Khabar

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