Du Covid-19 à la Startup-Nation ?

Du Covid-19 à la Startup-Nation ?

Temps de lecture : 8 minutes

 La crise sanitaire du Covid-19 met les pays du monde entier sous tension pour trouver la moindre piste afin de contenir l’épidémie. Tous les moyens sont étudiés à la loupe : dépistage massif (comme c’est le cas en Allemagne ou en Corée du Sud), confinement des populations (initié par la Chine et généralisé en Europe et dans le reste du monde), ou encore l’immunité collective (comme en Suède).

Il est encore trop tôt pour faire un bilan de ces moyens et de la réactivité des Etats mais ce qui est certain c’est qu’aucune piste n’est laissée au hasard, y compris celles qui dépassent les compétences de la biologie et de la médecine.

1. Utilisation des données mobiles

Des techniques semblent intéresser particulièrement, notamment l’utilisation des données mobiles et du Big Data pour suivre l’évolution de cette épidémie. Dans ce cadre, trois pays attirent l’attention :

  • La Corée du Sud, qui était le deuxième pays le plus touché au début de la crise après la Chine
  • Taïwan qui se trouve à moins de 150 kilomètres des côtes chinoises, avec des centaines de vols quotidiens vers son voisin de l’ouest.
  • Singapour, avec seulement 4 décès à fin mars.

Aperçu du nombre de contaminés dans le monde (hors Chine) au début de la crise (1er mars 2020)

Aperçu du nombre de contaminés dans le monde (hors Chine) au 22 mars 2020

Ces pays ont probablement tiré les leçons des crises précédentes, notamment du SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère) où ils avaient eu beaucoup de victimes et des critiques au passage. Même si la crise n’est pas finie, il est intéressant de se pencher sur le cas de ces pays. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette relative maîtrise de l’épidémie :

  • Sens du civisme, qui caractérise les populations d’Asie du Sud-Est. 
  • Grande réactivité, principale leçon tirée depuis l’épidémie du SRAS en 2003 et du Syndrome Respiratoire du Moyen-Orient (MRES) en 2015.
  • Dépistage massif, avec le lancement très tôt de la production des kits de dépistage.
  • Mise en place des ‘drives’ dès le début de l’épidémie, où des personnes peuvent être dépistées tout en restant dans leur véhicule. Ainsi la Corée du Sud par exemple a la capacité de dépister 15000 cas par jour avec un maillage des drives relativement dense.

Mais aussi (et surtout) :

  • Utilisation des données mobiles pour tracer ou plutôt ‘pister’ la population contaminée et la population à risque.

Alors de quoi s’agit-il ? Dès l’instauration du confinement, et pour s’assurer de son respect, les terminaux mobiles permettent de recueillir des données utiles. Par exemple, des alertes sont émises dès que des personnes revenant des zones contaminées et mises en quarantaine sortent de leur domicile. Ou encore pour prévenir la population de la présence d’une personne contaminée et de son parcours afin éviter toute propagation de l’épidémie.

Ces mesures très intrusives sont inimaginables dans d’autres pays mais elles semblent redoutablement efficaces. Des cartes et applications mobiles ont vu le jour pour recommander des parcours ou des quartiers ‘nettoyés’. Même des proches de personnes contaminées sont ainsi recherchées de façon systématique, pour remonter la chaine et leur proposer des tests de dépistage. Toutes les informations sont agrégées pour reconstituer leurs historiques et déplacements :

  • Images de vidéosurveillance
  • Agrégation de leurs données personnelles (adresse domicile, lieu de travail, activités,  ..) 
  • Utilisation de leur carte bancaire 
  • Utilisation de la position de leur smartphone

Les informations sont remontées, analysées et mise à disposition de la population à travers des cartes et parcours numériques. Dès qu’un nouveau cas est détecté, des SMS sont envoyés pour alerter les habitants du quartier !

Dans ces pays, l’arbitrage est vite fait entre préservation des libertés individuelles et préservation de la population d’une mort certaine. N’oublions pas que la Corée du Sud est un pays démocratique !

L’Europe semble prendre cette piste au sérieux et le commissaire européen au Marché intérieur et au Numérique Thierry Breton monte au créneau et pousse pour développer des applications de suivi des malades du Covid-19, et il connait bien ce domaine compte tenu qu’il fut PDG de plusieurs mastodontes du numérique (dont Orange et Atos).

Capture d’écran de l’application coréenne Corona-Alerte

2. Prise de conscience numérique

Il y aura certainement un avant et un après Covid-19. Tous les états du monde doivent revoir leurs politiques économiques : (ré)industrialisation, réduction de la dépendance vis-à-vis des exportations, redéfinition des domaines stratégiques, investissement dans la prévention et la santé, …. 

L’Algérie ne fera pas exception, et une prise de conscience collective doit être prise, et qui doit s’ajouter à l’élan populaire du Hirak. Et si c’était le moment d’avoir une prise de conscience numérique ? un saut technologique qui nous offrira les moyens nécessaires pour créer et accompagner notre économie.

Dans le cas pratique du Covid-19, l’Algérie peut-elle faire appel à ces techniques pour contenir l’épidémie ? Il y a plusieurs prérequis, mais deux éléments sont indispensables :

  • Des données mobiles (anonymisées ou pas) fournies par les opérateurs téléphoniques, idéalement retraitées par un organisme de l’état
  • Et une poignée de startups avec ses développeurs informatiques

La réponse viendra peut-être de l’implication forte de nos startups. La création récente d’un ministère dédié aux startups en Algérie est une excellente occasion pour créer un climat propice au numérique.

Cette prise de conscience doit se traduire par un changement de culture. Notre pays a besoin de se transformer maintenant plus que jamais mais le paquebot des grandes entreprises n’est pas facile à manœuvrer. Les startups apporteront cette agilité dont notre appareil économique a besoin.

Outre le côté ‘cool’, les startups sont le meilleur moyen de donner envie à nos étudiants et chercheurs d’innover, de casser les silos surtout que l’investissement de départ peut être très raisonnable. Dans le classement BrandZ 2019 des meilleures marques, le top 10 est dominé par le numérique : Amazon (1er), Apple (2ème), Google (3ème), Microsoft (4ème), Facebook (6ème), Alibaba (7ème) Tencent (8ème) et AT&T (10ème). La plupart d’entre elles étaient des startups y a une vingtaine d’années.

Les startups algériennes sont souvent des initiatives et des aventures personnelles, qui ne bénéficient d’aucune vision politique à long terme. Et cela malgré les efforts constants de certains organismes de l’entrepreneuriat (INJAZ El Djazair, ACSE, incubateur Ooredoo, …). Selon le rapport annuel 2019 de Partech Africa, l’Algérie ne figure même pas dans le top 10 des startups. Au niveau mondial, l’indice de développement des Technologies de l’Information et de la Communication (ICT Development Index) de 2017 classe l’Algérie à la 102ème place sur 176. Le même classement place la Corée du Sud en deuxième position …

Cette situation n’est pas une fatalité, l’industrie numérique est de loin l’une des plus rapides à développer, avec des résultats visibles à court terme.

Pour cela, l’histoire contemporaine est chargée d’exemples à suivre pour développer une startup-nation : Singapour, Estonie, Israël, et même certains pays du Golf (comme les Emirats Arabes Unis avec son programme Smart Dubaï 2021 [1]).

L’exemple de l’Estonie est particulièrement intéressant. Petit pays de l’ex-URSS coincé entre la mer Baltique et la Russie, avec moins de 1,5 millions d’habitants. Après l’explosion de l’ex-URSS, le pays entame une vraie révolution numérique. A peine quinze années après, L’Estonie est devenue l’une des sociétés les plus avancées sur le plan numérique : Gouvernement ouvert, e-administration, e-citoyen, identité numérique… Comment ont-ils réussi de passer d’une administration soviétique à un état en mode SaaS [2] (mode Cloud) ? par une forte volonté politique. Ce climat propice a permis la création de plusieurs startups d’une grande renommée : logiciel de communication Skype, logiciel de paiement mobile Fortumo, … 

L’autre exemple à retenir est celui d’Israël, qui est une véritable machine à startup et qui comptabilise une startup pour 1300 habitants, soit 7000 startups pour moins de 10 millions d’habitants. Certes, ces startups bénéficient largement de l’aide et du support actif de la diaspora, et sont très souvent au service du Tsahal mais ont réussi à créer des leaders mondiaux dans la sécurité informatiques, l’intelligence artificielle ou le paiement électronique : Waze, Whatsapp, Nice, Check Point, Comverse, … Onze startups valorisées à plus d’un milliard de dollars sont établies en Israël. Par ailleurs, le secteur de la « high-tech » représentait en 2019 : 8% des emplois, 13% du PIB et 45% des exportations de biens et services [3].

Plus que jamais, la culture startup est véritablement le coup d’accélérateur dont l’économie algérienne a besoin.

3. Quelles sont les propositions pour l’Algérie de l’après Covid-19?

Ce qui est réellement encourageant est que cette révolution est à la main de l’Algérie et complètement réalisable en quelques années. Il « suffit de » créer un climat propice et l’expérience de quelques pays leaders en la matière permet de dégager des pistes de réflexion.

Ça commence dès le jeune âge, par encourager l’apprentissage des langages informatiques à l’école primaire. Il faut également passer de l’administration à l’e-administration, du gouvernement à l’e-gouvernement : toutes les démarches administratives doivent être possibles via le web. En parallèle, encourager l’entreprenariat et insuffler le gout de l’innovation et du risque.

Concrètement :

  • Encourager la création d’entreprises du numérique : facilités bancaires, avantages fiscaux, valorisation.
  • Encourager la culture de l’entreprenariat, y compris dans les écoles d’ingénieurs et universités. Au passage, ambitionner de former plus d’ingénieurs. L’Algérie forme 2000 ingénieurs au lieu de 8000 y a une vingtaine d’année (notamment à cause du système LMD [4])
  • Mettre en place une politique pour encourager l’entreprenariat (comme le Stratup Act en Tunisie [5]), et encourager le retour de la diaspora algérienne. Un des meilleurs exemples est celui de la Chine qui a permis (entre autres) le retour de hauts cadres pour participer à la création de Huawei (constructeur télécom numéro deux mondial).
  • Prioriser nos startups pour l’octroi des marchés publiques.
  • Généraliser le e-paiement, qui reste insignifiant mais qui progresse d’année en année.
  • Acquérir et mettre en place des data centers d’hébergement (Cloud), voir même utiliser ceux qui existent déjà.
  • Identifier les démarches administratives à numériser en priorité (état civil, création d’entreprises, impôts, couverture sociale, …)
  • Développer ou acquérir des outils de gestion de processus administratifs,
  • Développer ou acquérir des outils de gestion électronique de documents (GED)
  • Former nos cadres aux métiers fonctionnels, tels que le management des projets et le management des équipes.
  • … 

Tout cela a un sens compte tenu des atouts divers de l’Algérie.

D’abord un niveau de qualification tout de même élevé, au regard du grand succès de certains hauts cadres à l’étranger. On estime plus de 600000 cadres algériens parmi la diaspora. Ensuite, un marché domestique relativement important de plus de 40 millions d’habitants, et 100 millions au niveau Maghreb, voir un demi-milliard de pays arabes (et 370 millions de consommateurs) ! 

Par ailleurs la marge du reste à faire est immense. En 2016, et dans un pays de 40 millions d’habitants, « 15% d’entreprises seulement seraient connectées à internet, 8% disposeraient d’un site et 2% d’un catalogue de produits en ligne. Si 42 millions de lignes mobiles y sont actives, le taux de pénétration internet dans les foyers plafonnerait à 20%, le e-commerce se réduirait à moins de 200 sites marchands » selon Hakim Cherfaoui, responsable de la commission TIC du Forum des Chefs d’Entreprise (FCE)[6]

Un autre atout majeur de l’Algérie est la proximité géographique avec l’Europe qui lui donne des perspectives très importantes : hébergement et data center à bas coûts, centre d’appels, externalisation des activités IT des entreprises, … Actuellement, la Roumanie est l’un des leaders de l’offshoring, le numérique représente 6% de son PIB [7].

A citer aussi les efforts déjà réalisés pour moderniser l’administration algérienne, comme par exemple l’instauration du « 12S » qui a accéléré la numérisation de l’état civil, et qui au passage ont fait gagner 10 places dans l’indice de densité des services et de 30 places dans celui des infrastructures de communications (selon le rapport des Nations unies sur l’e-gouvernance dans le monde paru en juillet 2018).

Le numérique permet non seulement de donner une image moderne du pays, de créer de la transparence, de combattre la bureaucratie, de lutter contre la corruption, … mais aussi de participer activement à la production nationale. Actuellement, le numérique participe à moins de 4% au PIB algérien, nous avons une réelle occasion pour le ramener à 8-9% telle que la moyenne mondiale, voire 12% pour les pays les plus investis dans le numérique.

Voilà une opportunité pour diversifier concrètement et rapidement notre économie.


Yassine MAMI

Commission numérique

Conseil scientifique 

Jil Jadid 

 

—————————————————

[2] SaaS : Software as a Service

[3] Economie israélienne – Ministère de l’économie et des finances (France) – 2019

[4] https://maghrebemergent.info/ – Mars 2020

[6] L’Usine Digitale, media de la transformation numérique – Novembre 2016

[7] L’économie numérique en Roumanie (2017) – Ambassade de France à Bucarest