SOUFIANE DJILALI « Les jeunes générations ne veulent plus être passives. La citoyenneté devient un objectif »

SOUFIANE DJILALI « Les jeunes générations ne veulent plus être passives. La citoyenneté devient un objectif »

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Le président de Jil Jadid, Soufiane Djilali, évoque dans cet entretien la situation politique actuelle du pays et la position de son parti sur les différents dossiers de l’heure. M. Djilali analyse également le mouvement populaire et présente un bref bilan de ce soulèvement.  

Liberté : Plus d’un an après le soulèvement du 22 février, les bilans de ce mouvement divergent. Que tirez-vous à Jil Jadid de ces 18 mois de lutte ?


Soufiane Djilali : 
Votre question m’invite à un exercice exigeant. Il est à mon avis trop tôt pour dresser un bilan précis et encore moins consensuel. Chacun, selon son angle de lecture, formulera des conclusions qui pourraient être en totale contradiction avec celles des autres. C’est donc humblement que je formulerai les miennes. Le Hirak du 22 février a permis au pays de réaliser des mutations à plusieurs niveaux, tout en révélant des facettes de notre réalité précédemment imperceptibles. Commençons par les éléments les plus tangibles. Le régime politique construit par Bouteflika est en ruine. Non seulement la plupart des anciens dirigeants ont été déchus et pour beaucoup d’entre eux se retrouvent face à la justice, mais encore le système d’alliance et les modes opératoires politiques qui avaient cours se sont effondrés. Sans le Hirak, il n’y a pas de doute que le régime Bouteflika serait encore là et, de fait, le pays en voie de désarticulation. Deuxième élément de conclusion, l’État algérien a démontré une résilience bien plus importante que ce qui pouvait être supposé. L’enchevêtrement du régime Bouteflika avec l’État était tel que la chute du premier aurait pu causer le chaos pour le second. Je rappelle d’ailleurs que Jil Jadid avait souvent exprimé sa crainte sur cette éventualité.

Ces deux éléments, chute du régime politique et résilience de l’État, nous mènent naturellement vers la problématique de la reconstruction d’un possible nouveau régime politique. Et c’est là que doit intervenir le Hirak. En effet, après avoir permis la réémergence de l’État, il s’agit maintenant pour lui de participer à la formulation de ce que devra être le nouveau régime politique. Et cela est possible pour plusieurs raisons. Il y a aujourd’hui une conscience claire, à tous les niveaux, qu’il n’est plus possible de refaire un régime fondé sur la rente et la corruption accompagnées d’une distribution sociale de subventions pour les franges populaires les plus frondeuses. Dans ce type de système, il y avait un deal manifeste entre les voyous d’en haut et les voyous d’en bas. En revanche, les citoyens honnêtes, quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, étaient toujours perdants. Tous ces bons citoyens marginalisés, alors que beaucoup d’entre eux sont instruits, compétents et intègres, se sont enfin éveillés à la politique. Pendant trop longtemps, ils avaient considéré que la politique était sale et qu’il fallait s’en éloigner, laissant ainsi la place à des personnes incultes, souvent immorales et surtout cupides qui avaient fini par prendre les commandes à tous les niveaux de l’État.

Avec le Hirak, une prise de conscience s’est opérée. Les jeunes générations ne veulent plus être passives. La citoyenneté devient un objectif. C’est là que doivent intervenir l’ouverture politique et la construction des véhicules d’émancipation citoyenne que pourraient être les partis politiques. S’il veut réussir, le Hirak est dans l’obligation d’engendrer des structures d’un nouveau modèle, avec une organisation moderne et efficace offrant la possibilité à des milliers de jeunes de se former et de s’affirmer comme hommes et femmes politiques qui devront assumer la gestion du pays dans un proche avenir. Vous me direz que c’est plus facile à dire qu’à faire. C’est en fait cela notre défi. Je ne clôturerai pas ce bilan, sans faire allusion à ce que le Hirak a révélé comme mutations sociétales pendant longtemps invisibles.

En effet, c’est à partir du 22 février que les Algériens, d’ailleurs à l’instar du reste du monde, se sont découverts tels qu’ils sont actuellement et non pas tels qu’ils croyaient être selon l’image qu’ils avaient mémorisée dans les années 90. Les nouvelles générations sont, d’un point de vue identitaire, mieux équilibrées, plus centrées sur leur algérianité. La présence et le rôle de la femme ont pris une nouvelle dimension insoupçonnée auparavant. Enfin, la dynamique de la sécularisation est en train d’apaiser les tensions idéologiques. Bien entendu, les polémiques et les batailles d’arrière-garde ne se sont pas éteintes, mais elles ont quitté pour l’essentiel la rue tout en se réfugiant, tels des abcès persistants, dans l’espace virtuel des réseaux sociaux. En résumé, l’Algérie se retrouve avec un État relativement stable, mais sans régime politique, des partis politiques classiques en plein désarroi, un Hirak moralement puissant, mais politiquement pluriel et, enfin, des groupuscules idéologiques de toutes tendances, disloqués et hystérisés. C’est avec ces ingrédients que le politique doit construire l’avenir.

D’aucuns tirent la sonnette d’alarme sur la volonté de noyer le mouvement dans des conjectures qui ne favoriseraient, en aucun cas, les chances de son aboutissement. Êtes-vous de ceux qui craignent pour l’avenir du Hirak ?

Le Hirak n’a pas vocation à persister tel quel. Ce ne peut être ni un parti politique ni un mouvement. Le peuple algérien s’est exprimé sous forme de Hirak puisqu’il n’y avait pas la possibilité de le faire autrement. Le peuple s’est offert un référendum à ciel ouvert, pour rejeter le 5e mandat et le régime politique qui lui était lié. Le Hirak se transformera, cependant, en corps électoral pour construire la démocratie, en élisant les vraies institutions. À ce moment-là, il distribuera les cartes entre les acteurs politiques et nous connaîtrons alors la carte électorale nationale. Sinon, tous ceux qui parlent au nom du Hirak ne sont que des imposteurs politiques qui projettent leurs propres fantasmes sur des réalités sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Le Hirak ne peut avoir de représentants, car c’est tout simplement l’antithèse de la pluralité. L’idée de structurer le Hirak vient de la logique du parti unique qui s’est implémentée dans la conscience de certains et qui ressurgit, comme le retour du refoulé, au détriment de la logique démocratique. Le Hirak, en tant que tel, a accompli sa mission historique, maintenant, c’est aux citoyens, dans leur unité nationale mais dans leur pluralité politique, que revient la responsabilité de la suite des événements.

Au plan politique, Jil Jadid est passé d’une opposition radicale du temps de Bouteflika à une position dialoguiste avec le nouveau président de la République. S’agit-il d’une réévaluation politique pragmatique ou d’une stratégie mûrement réfléchie ?

L’une n’exclut pas l’autre. Il n’y a pas de doute que Jil Jadid a des objectifs stratégiques comme tout parti politique qui se respecte et qui aspire à voir son projet de société et son programme être mis en œuvre en tant que politique d’État. Notre but est l’État de droit et la démocratie. Notre méthode est pragmatique et vise à faire avancer, à chaque fois que cela est possible, la construction d’un tel idéal. Parfois, lorsque les conditions sont défavorables, il faut rester inflexible sur les principes. Nous l’avions fait durant l’ère Bouteflika. En revanche, lorsqu’il y a des possibilités de progrès, il faut aller vers des compromis sans jamais tomber dans la compromission. Il faut faire la distinction entre la dimension militante qui reste attachée sans concession à un idéal et la dimension politique qui est l’art du possible. Le militant a le sentiment que le politique est opportuniste et ce dernier pense que le militant manque cruellement de réalisme. Au final, c’est l’histoire qui tranchera, au cas par cas, en faveur de l’un ou de l’autre.

Pour ma part, ma conception de l’action politique est de porter une démarche cohérente avec ses idéaux, tout en étant réalisable. Et c’est à la partie de l’opinion publique qui en est convaincue de la soutenir. Cette démarche peut être à contre-courant de l’humeur générale à un moment donné ; il faut cependant l’assumer. L’homme politique aspire à la réussite, mais doit accepter et intégrer l’idée d’un report dans le temps de la réalisation de ses objectifs en fonction d’une réalité. On dit bien que le politique pense aux prochaines élections lorsque l’homme d’État pense aux prochaines générations. De mon point de vue, s’aligner coûte que coûte sur les émotions populaires, aussi légitimes soient-elles, ne rend pas service au pays, dans les conditions actuelles au moins. Notre pari est de participer à faire sublimer le Hirak en aidant les nouvelles générations à passer de la rue vers les institutions !

Récemment, vous avez rassuré, après une rencontre avec le Président, sur la libération de quelques détenus. Ces détenus ont, en effet, quitté la prison. Pour vous, est-ce un signe d’apaisement suffisant de la part du pouvoir ?

Tout d’abord, il faut se féliciter de cette libération qui permet aux familles de se retrouver enfin. Le geste est appréciable et pendant longtemps l’opposition en avait fait un préalable à tout dialogue. Il y a, toutefois, encore des détenus politiques dont on ne connaît même pas les raisons de leur incarcération. Je ne peux m’empêcher de penser à Ali Ghediri en particulier. D’un point de vue politique, son incarcération actuelle ne peut se comprendre, tout comme celle du journaliste Khaled Drareni d’ailleurs. Il faut, toutefois, rentabiliser politiquement ce choix de l’apaisement. Si le président Tebboune a donné la primeur de l’annonce de la libération des détenus d’opinion à Jil Jadid, c’était pour encourager, dans son principe, la voie du dialogue. C’est donc une voie ouverte pour obtenir des avancées vers les revendications du Hirak.

Vous avez également plaidé pour que la classe politique ait le courage de négocier, d’engager des pourparlers. Cela est-il possible lorsque l’on connaît la nature du régime algérien ?

L’État algérien est là, mais le régime politique est à terre. Il faut en reconstruire un autre. Cela suppose de nouveaux rapports entre les différentes institutions et surtout une nouvelle classe politique porteuse d’une nouvelle mentalité. Alors, soit les hommes et les femmes qui ont milité si longtemps dans les partis politiques ou dans la société civile s’impliquent pour cette reconfiguration en s’imposant sur la scène officielle, soit ils désertent l’arène au nom d’une revendication radicale (Yetnahaw gaâ) devenue une simple illusion sémantique. Cette dernière attitude arrangerait bien évidemment tous les caciques du régime. La clientèle de Bouteflika est aux aguets et piaffe d’impatience. Elle ne rêve que de revenir au plus vite aux affaires et se frotte déjà les mains devant les hésitations de l’opposition. En conséquence, je pense que cette dernière devrait s’adapter avec plus de pragmatisme aux réalités du moment.

Quant au pouvoir, il peut être tenté par la facilité et retrouver les anciens circuits, dociles et intéressés. Ce serait une très mauvaise solution qui plus est ne tiendra pas. Comme je l’ai dit au début de cet entretien, les Algériens ont beaucoup changé et ils ont pris conscience, grâce au Hirak, de cette évolution. Par ailleurs, les conditions politiques, économiques et géopolitiques ne peuvent que pousser le pouvoir vers des objectifs de modernité désormais inéluctables. Je parie donc, en toute conscience, sur l’évolution positive de la nature du régime algérien !

 

Entretien réalisé par :  Mohamed Mouloudj

in Liberté 22/7/2020 https://www.liberte-algerie.com/actualite/Soufiane-Djilali