La démocratie serait née il y a 2500 ans dans les îles grecques. Une classe inédite émergea au Vème siècle av JC dans la société athénienne, inédite par son poids et son rôle, ses membres étaient des hommes libres qui jouissaient de droits civils et politiques. Au nombre de 40 000, les citoyens dominaient par le pouvoir politique et militaire une population de 300 000 habitants dont 110 000 esclaves qui constituaient la base de la classe laborieuse. Cette masse au contraire ne jouissait d’aucun droit politique et surtout, elle disposait d’un droit économique limité et infiniment plus réduit que celui du citoyen ou même d’un simple homme libre.
Chaque citoyen disposait en moyenne de la force de trois esclaves, en plus de celle des autres athéniens libres qui travaillaient également dans l’appareil productif. Il jouissait ainsi d’une quantité d’énergie bien supérieure à ce qu’il pouvait produire individuellement en travaillant lui-même ses terres ou son industrie. Pour libérer une aussi grande partie de la population afin qu’elle puisse s’adonner aux activités politiques et civiles, définies comme une condition de liberté supérieure, il fallait assez d’énergie pour les dédouaner des activités de première nécessité, à la première desquelles le travail de la terre.
Bien entendu, l’esclavage existait ailleurs mais jamais une aussi grande proportion d’un peuple n’eut disposé d’autant de surplus d’énergie. Ce régime a duré moins de deux siècles après une défaite militaire fatale pour Athènes qui s’accompagna d’une instabilité politique chronique. À mesure que les droits civiles et politiques s’étendaient à l’ensemble de la population (male), les factions au pouvoir s’appuyaient sur des révoltes populaires et populistes pour se renverser tour à tour en promettant une extension toujours plus poussée des droits et des libertés.
Plus de deux millénaires séparent la fin de cette parenthèse démocratique et la résurgence d’un modèle politique semblable en Europe, d’abord au Royaume-Uni à la fin du 17ème siècle puis aux Etats-Unis et en France.
Durant tous ces siècles, les peuples du monde entier étaient largement divisés de la même manière ; une classe laborieuse composée de l’écrasante majorité de la population ; essentiellement paysanne ; et deux autres classes marginales qui dominaient, le pouvoir séculier et le pouvoir religieux. La production de la classe laborieuse suffisait à peine à subvenir à ses besoins élémentaires et à dégager un surplus marginal qui entretenait les deux autres classes.
Ainsi, Le ratio énergétique de cette population était à peine supérieur à l’unité. L’énergie de deux bras et deux jambes déployée sur une certaine surface de terre produisaient à peine plus d’énergie que nécessitait la survie de ces mêmes bras et jambes.
Les corps religieux et politiques organisaient la société en garantissant la sécurité physique et spirituelle mais en limitant drastiquement les libertés.
Dans ce contexte, 97% de l’énergie consommée était issue de la biomasse, essentiellement du bois. La pression sur l’environnement se fit ressentir à avec un recul extraordinaire des forêts et cela a permis l’apparition d’une certaine industrie qui améliora les rendements agricoles et accrut la démographie. Cependant le régime politique restait le même car le surplus d’énergie croissait relativement peu et était essentiellement capté par les classes dirigeantes.
La rupture intervient au Royaume-Uni avec la mobilisation d’une énergie infiniment plus puissante que le bois ou la force humaine et animale : le charbon, l’industrie est née et les machines investissent l’appareil productif se substituant progressivement aux hommes et aux esclaves. Cette manne énergétique qui profitait d’abord à une classe bourgeoise issue largement de la classe laborieuse des villes. Celle-ci est venue contester l’ordre féodal de la noblesse et du clergé en s’appuyant sur la puissance de révolte populaire pour le renverser en échange de la promesse d’un partage de la valeur. Bien sûr, cela ne fut pas présenté de cette manière.
Les révolutions démocratiques furent pour les uns rien de plus que des révoltes du pain, pour les autres une émancipation des peuples qui réclamaient égalité et liberté politique, en réalité, ce fut les deux à la foi mais le premier fut assurément plus déterminant. C’est le début d’une forme nouvelle de la démocratie, dont l’exercice est étendu progressivement à l’ensemble des de la société.
L’extension des libertés individuelles et économiques sont deux conditions de l’émergence de la démocratie libérale. Ce régime d’abord politique puis économique est indissociable de la classe moyenne, une classe prospère et assez nombreuse relativement à la taille du corps social tout en entier pour instaurer une dynamique interne au système et une relative alternance dans les pouvoirs politiques, économiques et culturels. Ainsi, les relations de domination ne sont pas figées contrairement aux configurations précédentes et chacun, disposant d’une égalité des chances au départ peut potentiellement se hisser en haut de l’échelle, mais quelle échelle ? essentiellement économique car il est évident qu’au sein des sociétés ayant réussi cette prouesse, l’émancipation était d’abord l’amélioration du train de vie des citoyens. La condition matérielle d’un européen, d’un américain ou d’un japonais moyen du 21ème siècle est supérieur au train de vie d’un baron du dix-huitième siècle, il bénéficie d’un confort de vie fabuleux jamais atteint par un si grand nombre de personnes dans toute l’histoire de l’humanité.
Cette extension de la liberté au cœur des systèmes de valeurs de la démocratie libérale est assujettie à l’abondance de l’énergie et l’accroissement de l’accès à cette énergie qui dispense 97% de la population de bécher la terre pour survivre comme ce fut le cas pour leurs semblables deux siècles plutôt. Or quelle conception de la liberté est sous-entendue ici ? C’est la liberté de choisir quoi consommer ou du moins l’illusion de choisir et de disposer si on considère que l’influence du marché sur le comportement individuel est supérieure à l’influence des individus sur les choix de production des biens et des services.
Pour reprendre l’illustration de Jean-Marc Jancovici, un ingénieur polytechnicien spécialiste des énergies, un français moyen consomme 100 KWh par an, une énergie équivalente à disposer de 600 esclaves à plein de temps, il faudrait donc 6 planètes de 6 milliards d’esclaves rien que pour la population française…
Il apparaît que comme à Athènes, l’extension de cette « liberté » politique et économique est irrésistible, elle consiste en une promesse de croissance économique continue et élargie. Autrement dit, la politique est guidée par un certain « économisme » qui prévoit une abondance en perpétuelle croissance. La promesse politique la plus alléchante étant l’accroissement du pouvoir d‘achat du citoyen. Cela a fonctionné des décennies durant dans plusieurs pays qui ont accompli leur industrialisation et l’avènement de la société de consommation de masse.
Cette marche semblait interruptible, la croissance économique découle d’une part d’un accroissement du capital à travers l’accumulation et l’investissement et d’autre part du travail par l’accroissement de la quantité de main d’œuvre et de son efficacité L’équation est simple et elle fonctionne, jusqu’en 1973… Un premier choc en apparence exogène est venu interrompre brutalement l’épopée sans qu’il y ait eu une diminution de la quantité de capital ou du travail, au contraire, jamais on eut autant de main d’œuvre qu’après l’immigration de masse et le travail des femmes, jamais un homme ne fut aussi efficace, jamais il n’y eut autant de terres défrichées, d’infrastructures et de machines mobilisées. Ce qui a changé c’est le coût d’une ressource censée être gratuite et infinie : le pétrole.
En effet, le modèle de l’économie classique qui a déterminé les systèmes politiques et économiques dans les sociétés industrialisées a posé une hypothèse qui aura de lourdes conséquences : “Les ressources naturelles sont inépuisables, car sans cela, nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant ni n’être multipliées ni épuisées, elles ne sont pas l’objet des sciences économiques.” Postula Jean-Baptiste Say dans son Traité d’économie politique en 1803. On a donc oublié une donnée de taille dans l’équation économique, un facteur limitant qu’est la finitude du monde, de sa superficie, de ses ressources et des énergies fossiles. Ainsi, la fonction travail et capital ne peut pas à elle seule expliquer l’accroissement phénoménal de la transformation de notre monde, le véritable effet multiplicateur n’est autre que l’énergie fossile, un stock d’énergie abondante, facilement accessible et quasi-gratuite mais non renouvelable.
De ce fait, il nous est permis de dire que l’épanouissement des libertés individuelles et de la démocratie libérale est étroitement lié à cette abondance exceptionnelle. Or, les différents rapports du GIEC et de l’agence internationale de l’énergie montrent depuis plusieurs années que le pic de prélèvement dans le stock des énergies fossiles a déjà été eu lieu, peut-être en 2005, ce qui signifie que désormais il y aura une décrue de la disponibilité de ces énergies donc un contraction économique structurelle qui à l’évidence s’est déjà enclenchée.
Ce ralentissement semble advenir par paliers, marqués par des crises économiques. Il y en a eu plusieurs depuis 1973, après celle de 2008, nous vivons actuellement les prémisses d’une crise d’ampleur sans équivalent en termes de distorsions économiques, sociales et géopolitiques. Ces crises économiques s’accompagnent naturellement de répercussions sociales fortes et on observe un malaise dans les sociétés développées où on accuse des crises de la démocratie elle-même.
On sent alors une lame de fond, un tournant sécuritaire vient progressivement rétrograder les concessions libérales et démocratiques d’après seconde guerre mondiale. Le Patriot Act avec le secours des nouvelles technologies de l’information et des télécommunications a accouché de la surveillance de masse de tous citoyens avec une extension du droit américain à tous les utilisateurs du dollar. En Europe, les entraves aux démocraties sont dénoncées par les peuples et on assiste à une montée des courants anti-UE qui dénoncent une spoliation des outils de la politique nationale par les institutions non élues de l’Union Européenne, en restera-t-on au Brexit ?
Les élites dirigeantes des démocraties libérales sont donc confrontées à un phénomène de contraction généralisé. Le pouvoir d’achat de leur population en valeur constante a commencé à baisser à un rythme qui s’accélère suffisamment pour qu’il soit perceptible, c’est une tendance structurelle liée à la difficulté croissante d’accès aux énergies. Ainsi, après des décennies de gains en libertés individuelles et en démocratie, résultats d’une abondance énergétique formidable. Un approvisionnement abondant qui a été garanti par des conflits majeurs et des intrigues menées par les puissances occidentales dans les pays réservoirs. On peut alors s’attendre à ce que la contraction économique conduit au délitement des structures sociales déjà fortement atomisées par l’idéologie ultra-libérale et individualiste.
La démocratie est-elle un nième dérivé du pétrole ? Le développement de sa forme moderne semble étroitement lié à l’abondance énergétique sous forme fossile, une aubaine tout à fait exceptionnelle dans l’histoire passée et à venir. On peut alors établir un parallèle grossier mais porteur de sens entre l’esclavagisme de masse dans la cité d’Athènes et la profusion de machines à énergie fossile dans les démocraties modernes.
Pour la première fois depuis la chute du bloc soviétique, la démocratie libérale voit se profiler à l’est une nouvelle proposition de gouvernement des peuples. Un régime politique alliant technologie et doctrine de l’ordre qui prétend offrir une alternative, il s’agit du système de crédit social théorisé entre autres par Lin Junyue, une surveillance de masse qui attribue une note sociale aux individus. Dans un documentaire Arte intitulé « Tous surveillés : 7 milliards de suspects », ce chercheur disait, amusé, que la France aurait pu éviter les gilets jaunes si elle avait adopté ce système et il espère l’exporter dans les prochaines années à plus de 80 pays dont la Pologne ou encore le Chili.
Par le passé, les classes dominantes des sociétés en situation de rareté économique ont adopté une multitude de régimes différents en apparence mais tous caractérisés par une verticalité qui garantit davantage la sécurité que les libertés. Les classes dirigeantes des sociétés démocratiques libérales auront donc à organiser cette contraction en changeant profondément leurs discours, ce qui implique en premier lieu de renoncer à la promesse d’une croissance perpétuelle, moteur de leur dynamique politique et sociale depuis des décennies.
La démocratie va-t-elle caler ?
Mouloud IZEM
Président de la commission Economie & Finance
Conseil Scientifique
Jil Jadid
Références
Deuxième partie : Une troisième voie ? Par Soufiane Djilali A l’ombre des questions sur la…
Première partie : Où en sommes-nous ? Par Soufiane Djilali Le multipartisme en Algérie a son…
À l’attention de Monsieur le Secrétaire général de la Présidence de la République En retour…
À l’attention de Monsieur le Secrétaire Général de la Présidence de la République Alger le…
Le Bulletin Économique du Conseil Scientifique de Jil Jadid pour le second semestre 2024, rédigé…
Réflexion 5 : Quelle souveraineté pour l’Algérie? Par: Soufiane Djilali Un problème bien posé…