La politique du baril ou le baril de la politique ?

La politique du baril ou le baril de la politique ?

Temps de lecture : 7 minutes

 

Dans cette contribution du Conseil Scientifique de Jil Jadid, Yassine  Mami* aborde le marché pétrolier et l’incidence des prix sur le fonctionnement de l’Etat. Après un bref historique, il aborde la question des réserves en hydrocarbures et la logique du marché pétrolier dont les prix fluctuent au grès des évènements mondiaux. Cela n’est pas sans incidence sur un pays comme le notre dont le fonctionnement est assimilable à un Etat rentier. Et ça n’est pas sans incidence sur l’économie.

 

1.    De 1954 à nos jours

Quelques années après la création du Bureau français des Recherches Pétrolières (BRP) en 1945, quatre compagnies françaises ont découvert plusieurs champs de gaz et de pétrole à partir de 1954. D’abord, un champ gazier au sud d’In Salah. Suivi du plan grand champ pétrolier algérien de Hassi Messaoud, et du gisement gazier à Hassi Rmel en 1956. Les premiers barils de pétrole algérien arrivèrent en France en 1957 par le port d’Annaba[i].

Par la suite, la France a tout fait pour garantir son indépendance énergétique. Le Sahara fut un élément clés dans les négociations avec le GPRA et le FLN. Ainsi, après l’indépendance de l’Algérie, Total et Elf ont bénéficié de concessions pour exploiter le pétrole et le gaz en Algérie.

Le 24 février 1971, et suite au refus des compagnies pétrolières françaises de renégocier les prix, le président Houari Boumediene prend la décision de nationaliser les hydrocarbures algériens. À compter de cette date, l’ensemble des gisements naturels de gaz et de pétrole, tout comme les oléoducs et les gazoducs, sont nationalisés[ii]. Cette nationalisation a été suivie d`une ordonnance signée le 11 avril 1971 promulguant la loi fondamentale sur les hydrocarbures. Quinze ans après, une autre loi fut promulguée et amendée en 1991, et qui permettait l’ouverture du marché algérien aux compagnies étrangères pour l`exploration et l`exploitation de gisements miniers[iii].

Le contexte reste à peu près inchangé jusqu’à la promulgation d’une nouvelle loi en octobre 2019. Dans un contexte de contestation populaire, celle du Hirak, ce texte de loi a été accusé de brader la richesse du sous-sol algérien aux multinationales mondiales, et cela à travers des avantages fiscaux et juridiques très larges. Les défenseurs du projet de loi soulignent la nécessité et l’urgence pour l’Algérie de découvrir des nouveaux gisements et ainsi augmenter sa production.

Que propose la nouvelle loi ? « Elle laisse les titres miniers (droits sur le sous-sol) aux mains de l’État et continue de garantir une part majoritaire de Sonatrach dans les partenariats, tout en permettant un partage plus favorable aux partenaires étrangers pour les volets de l’exploitation et des investissements, selon des experts. Cette nouvelle loi élargit aussi la palette des types de contrats, adaptés aux différents risques industriels, et allonge leur durée. Et remet en outre à plat la fiscalité, instituant notamment un taux fixe (30 %) de l’impôt sur les résultats et la suppression de la taxe sur les profits exceptionnels. »[iv]

On peut débattre voire comprendre l’intérêt de cette loi, mais on ne peut pas accepter qu’elle soit promulguée avec une efficacité douteuse, et en plein révolte populaire.

 

2.    Réserves naturelles et consommation intérieure : l’équation difficile

L’Algérie produit du gaz et du pétrole, et en les vendant, elle s’appauvrit tous les jours. Les réserves des hydrocarbures ne sont pas illimitées, loin de là. Ainsi, 60% des réserves d’hydrocarbures de l’Algérie ne sont plus, a annoncé à l’Assemblée nationale l’ex. ministre de l’Énergie Mohamed Arkab. Il a attiré l’attention sur la nécessité et l’urgence de l’adoption du nouveau projet de loi qui vise à remédier à cette situation[v].

Dans une étude parue en 2019, l’Agence américaine d’information sur l’énergie (EIA) estime que :

  • Les réserves prouvées de pétrole sont de 12.2 milliards de barils onshore, ce qui classe l’Algérie à la 16ème place mondiale[vi] (entre 20 et 30 ans de production).
  • Les réserves de gaz naturel sont de 4 500 milliards de m3, ce qui classe l’Algérie à la 10ème place mondiale, (une cinquante d’années de production).

Par ailleurs,

  • En 2019, les réserves du pétrole de Schiste sont estimées à 1 194 milliards de barils, ce qui place l’Algérie à 7ème position mondiale[vii].
  • Les réserves du gaz de Schiste ont été estimées dès 2013 et revues à la hausse depuis à près de 20 000 milliards de m3, et place l’Algérie au 3ème rang mondiale après les Etats Unis et la Chine.

Une analyse rapide de ces chiffres montre que l’Algérie sera toujours productrice du gaz et du pétrole conventionnels dans les 30 à 50 années à venir (en tenant en compte des nouvelles découvertes, notamment en domaine offshore). Au-delà, et si elle veut toujours rester parmi les pays producteurs, il faut compter sur des ressources non-conventionnelles.

Par ailleurs, les estimations du nombre d’années de production dépendent également de la consommation intérieure. Dans la même étude de l’Agence américaine d’information sur l’énergie (EIA), la courbe de production de pétrole et celle de la consommation se rapprochent dangereusement. On comprend vite l’intérêt de trouver des nouveaux gisements de gaz et de pétrole. L’enjeu est vital, les hydrocarbures représentent 98% des exportations, et surtout 60% des recettes de l’Etat algérien. Ce qui peut expliquer la promulgation de la nouvelle loi de 2019.

 

Fig1- production vs consommation du pétrole en Algérie (Source : EIA)

Fig2- production vs consommation du gaz en Algérie (Source : EIA)

 

Dans la même année, Chems-Eddine Chitour, professeur émérite en génie chimique et Ministre algérien de la Transition énergétique et des Énergies renouvelables a estimé que la polémique qui entoure l’adoption de la nouvelle loi sur les hydrocarbures était un faux débat. Il a affirmé que le vrai problème résidait en la diversification des ressources en énergie du pays et en l’élaboration d’un nouveau modèle énergétique. Il ajoute que ce qui devait nous interpeller d’avantage c’est le fait qu’elle s’inscrit durablement dans « la logique de la rente » et qu’elle n’apporte aucun élément nouveau en matière de diversification des ressources énergétiques. Ainsi, cet expert estime que d’ici à 2030, et au rythme de la consommation nationale actuelle, l’Algérie aura totalement épuisé ses ressources fossiles[viii].

 

3.    Le baril qui fait la politique algérienne

Le marché des hydrocarbures est l’un des plus volatils, il dépend fortement de la situation géopolitique mondiale : premier choc pétrolier (1973), révolution iranienne (1979), guerres successives au golfe persique (1990 et 2003), crise des subprimes (2008)… Ainsi, les prix sont passé de 2 dollars us le baril en 1970 à 130 dollars us en 2008 !

Cette volatilité impacte à son tour la vie politique algérienne. On peut voir dans le graphique suivant[ix] que les chutes des prix de pétrole s’accompagnent peu de temps après par des évènements politiques majeurs dans notre pays.

 

Fig 3- Evolution prix du pétrole

 

De 1970 à 2015, il y a eu 4 fois des chutes des prix supérieurs à 20%  (1986, 1998, 2009 et 2015).

En 1985, une récession mondiale entraine une baisse des prix, et qui a été accentuée par une guerre des prix déclenchée par l’Arabie Saoudite et le Koweït. Quelques mois après, l’Algérie a connu les évènements d’octobre 1988 et un changement politique du pays.

En 1998, et suite à la crise économique en Asie, les prix chutent de 37%. Quelques mois après, Abdelaziz Bouteflika accède au pouvoir avec des orientations politiques très différentes de son prédécesseur. Notons aussi que pendant la décennie noire, la moyenne des prix du pétrole ne dépassait guère les 15 dollars par baril.

En 2009, et suite à la crise financière des subprimes, les prix dégringolent de 40%. A partir de janvier 2011, les pays arabes sont secoués par une vague de protestations inédites et historiques. L’Algérie n’est pas touchée directement mais l’impact sur le subconscient collectif est important.

En 2015, dans un contexte de baisse générale de la demande mondiale, et l’arrivée massive sur le marché du pétrole de Schiste américain, les prix chutent et perdent près de 50% de leur valeur. En 2019, le Hirak algérien est né pour réclamer un changement du régime. Ce décalage de trois petites années peut s’expliquer par les réserves de change historiques dont bénéficiait l’Algérie, passant de près de 180 milliards de dollars en 2014 à 62 milliards fin 2019[x].

Cette dépendance vis-à-vis des prix du pétrole est effrayante, l’impact sur l’économie algérienne est presque immédiat, et cela même si les prix repartent à la hausse.

L’année 2020 n’est pas épargnée.  La machine économique mondiale s’est arrêtée à cause de la crise sanitaire du Covid-19, et la demande en pétrole en Chine a chuté entrainant une chute vertigineuse des prix du pétrole. Dans la première fois de l’histoire, le prix du WTI américain s’est négocié à -38 dollars. Les vendeurs doivent payer pour se débarrasser de leurs stocks. En Algérie, on estime que le pays a besoin d’un prix de baril d’au moins 100 dollars pour équilibrer ses budgets publics[xi]. Depuis, et heureusement les prix du pétrole ont augmenté pour avoisiner les 40 dollars le baril.

Dans ce contexte, l’Algérie peut-elle résister à ce krach ? La question n’est pas de savoir si l’Algérie sera ou pas impactée mais plutôt, quelle serait l’ampleur des conséquences sur l’économie et (surtout) sur la politique algérienne ?

Les prochains moins seront un tournant dans l’histoire algérienne.

 

*Par Yassine Mami,
Cadre Jil Jadid Europe,
Président de la commission Entreprises au Conseil Scientifique Jil Jadid

 

 

Références : 
[i] Histoire secrète du pétrole algérien – Hocine Malti – 2010
[ii] Jeune Afrique – Février 2018
[iii] APS – Nationalisation des hydrocarbures: chronologie d`une décision historique –  Février 2018
[iv] Algérie : le projet de loi controversé sur les hydrocarbures a été adopté – Le Point – Novembre 2019
[v] sputniknews : L’Algérie a consommé plus de la moitié de ses réserves d’hydrocarbures  – Octobre 2019
[vi] Country Analysis Executive Summary: Algeria – Mars 2019
[vii] Etude de l’Agence nationale pour la valorisation des ressources en hydrocarbures (Alnaft) – 2019
[viii] sputniknews : Loi sur les hydrocarbures en Algérie: «le pétrole doit nous aider à sortir du pétrole» – décembre 2019
[ix] Données disponibles depuis 1860 et fournies par l’Energy Information Administration –
[x] APS – Les réserves de change de l’Algérie à 62 milliards de dollars – Février 2020
[xi] Les pays producteurs de pétrole dans la tourmente – Le Figaro – Mars 2020