Deuxième partie : Une troisième voie ?
Par Soufiane Djilali
A l’ombre des questions sur la démocratie et l’Etat de droit, se pose légitimement celle du multipartisme dans toute sa complexité.
Aujourd’hui, le contenu du débat devrait être clair : Quels seraient nos objectifs en tant que nation ? Quel pourrait être le meilleur modèle politique pour sortir de l’impasse historique dans laquelle nous nous sommes englués ? Dans la future construction de l’organisation politique nationale, qui est de toutes les manières inévitables à terme, quels pourraient être le rôle et la fiabilité des partis politiques que ces derniers devront jouer au sein de la société ?
L’Algérie politique semble, a priori, devoir choisir entre deux possibilités : le retour à une forme autocratique du pouvoir ou le désordre libéral au nom de la démocratie. En pratique, l’expérience nous a appris que ni l’un ni l’autre des deux modèles, tels qu’ils ont été testés, ne permettront un développement pacifique et serein de notre société. Nous sommes donc appelés à créer un nouveau système de gouvernance qui sécurise l’Etat, assure la participation citoyenne à la gestion de ses affaires tout en étant efficace dans la conduite du processus de développement du pays. C’est un défi que nous devrons relever pour que notre nation se donne les moyens d’être à la hauteur de ses ambitions. Dans le cas contraire, elle sera vouée à un difficile destin. Mais, c’est devant les choix cornéliens que les peuples affirment leur grandeur !
Le projet de loi actuel sur les partis politiques (tout comme sur les associations d’ailleurs), aurait dû chercher à définir le modèle de fonctionnement de l’Etat dans sa dimension politique et citoyenne et non pas se concentrer sur des entités, appelées « partis politiques » et considérées comme suspectes par nature. Les effets de cette loi seront déterminants pour l’organisation future de la nation d’où l’importance de ne plus commettre les coûteuses erreurs du passé. Malheureusement, le projet de réforme actuel ne prend en considération que la dimension sécuritaire du pouvoir avec une nette inclinaison à l’autocratie. Si le projet de loi est adopté tel quel ou avec de simples concessions de pure forme, ses conséquences seront redoutables dans quelques années : stérilisation totale du champ politique et de la citoyenneté ; hégémonie d’une administration qui, mécaniquement, dérivera vers une corruption sans limites ; élimination de tout contre-pouvoir ; népotisme ; clientélisme ; avec une démoralisation totale de la population. Cette voie est sans issue et mènera au bout d’une décennie, à une autre déflagration du type octobre 88 et peut-être beaucoup plus destructrice. En effet, il est très imprudent de vouloir fermer toutes les soupapes d’expression dans une société qui est à la recherche de son identité profonde. La transition d’une société traditionnelle vers une société nouvelle, elle-même encore impensée et indéfinie, génère de multiples contradictions qui, si elles ne sont pas extériorisées finiront par se manifester par la violence.
Cette conclusion peut paraître excessive ou du moins pessimiste aux yeux de ceux qui considèrent qu’un pouvoir centralisé a tout de même permis un bon développement pour de nombreux pays. Par exemple, la Chine a maintenu le parti unique et pourtant elle est devenue aujourd’hui la première puissance mondiale en parité de pouvoir d’achat, loin devant les Etats-Unis. En réalité, en plus de ses valeurs anthropologiques bien différentes des nôtres, reconnaissons que le système de sélection et de gestion des ressources humaines dans ce pays est à l’opposé de celui appliqué chez nous. Le travail, le mérite, la discipline, la compétence sont les critères appliqués aux recrues de l’Etat, pendant que nos normes à nous sont l’allégeance, l’obéissance, la complicité, la permissivité, la docilité et… les dossiers de corruption.
Sans liberté de presse, sans véritable autorité judiciaire indépendante, sans opposition politique, le système autocratique appliqué dans notre pays et construit avec de telles anti-valeurs, ne porte qu’une promesse : la désagrégation de l’Etat comme tous les Etats despotiques dont les fractures internes ont été largement exploitées par les puissances étrangères. N’est-ce pas là la source de la « colonisabilité » si chère à M. Bennabi ?
A l’opposé du modèle autocratique, un modèle libéral favoriserait l’éclosion de discours politiques variés, permettrait l’instauration de contre-pouvoirs et surtout, réengagerait le peuple dans la dynamique politique et citoyenne. Cependant, il est vrai que ce système peut aussi réallumer les feux de la discorde, diviser les opinions, offrir un ventre mou aux interventions extérieurs et surtout permettre à l’argent, propre ou sale, d’être au cœur de la décision. Un monde libéral au sens actuel est un monde sans morale sinon celles du gain immédiat et de la prédation.
Notre défi en tant que nation est d’essayer de construire une architecture politico-administrative qui permettrait de gagner les avantages des deux modèles en évitant les inconvénients de chacun, soit, assurer la stabilité et la pérennité de l’Etat tout en permettant une activité politique saine.
L’édification d’un véritable Etat de droit, avec des institutions fortes par leur légitimité et par la qualité de leurs composantes devrait être l’objectif stratégique. Cela peut être opéré grâce à la volonté sincère de construire une démocratie et un Etat de droit, ce qui nécessiterait une phase transitoire préparatoire. Cela peut prendre entre 3 et 5 ans.
La constitution actuelle, bien que perfectible, pourrait être une base pour une telle construction. Malheureusement, il y a la lettre (sans parler de l’esprit) d’une part et la pratique de l’autre. Tout notre édifice institutionnel politique est pour le moment factice. Les beaux principes sont bien inscrits dans nos textes, mais impratiqués dans le réel.
Le Parlement est très largement désigné dans sa composante avec une intervention indirecte (et même directe) du pouvoir exécutif sur les résultats. Il en est de même au niveau local où souvent les connivences avec l’administration déterminent les résultats. L’esprit des arrangements avec les urnes est une pratique très profondément ancrée dans la mentalité des animateurs des structures qui gèrent les scrutins.
Les élus préfabriqués sont souvent caporalisés par les décideurs locaux qui les manipulent dans les opérations de passations de contrats ou dans la distribution d’aides publiques de toutes sortes, à l’exemple des logements sociaux. Aucune voix ne peut se permettre de dénoncer les dérives, de nombreux juges sont là pour réprimer toute velléité de dénonciation de la corruption.
Les actuels projets de lois sur les collectivités locales, sur les associations ou sur les partis politiques, vont renforcer de manière très significative le pouvoir et l’immunité de l’administration au détriment de la République (Res Publica, chose publique).
Pourtant, les partis politiques agréés actuellement ont tous démontré leur attachement patriotique. S’ils sont très affaiblis et largement discrédités, c’est en grande partie dû au fait qu’ils ont été ostracisés ou manipulés par l’Etat qui a décidé d’en faire les boucs émissaires de l’échec programmé de la démocratie. C’est la politique dissuasive du pouvoir qui a détourné les hommes et les femmes de qualité de l’engagement politique. C’est le pouvoir politique qui nomme et dégomme les premiers responsables des partis dits de l’Etat dont le financement est totalement disproportionné par rapport à leur apport, futile voire inexistant, pour la collectivité. Ainsi, il a toujours favorisé, par divers moyens, financiers, soutien organique, voire électoral, les laudateurs, les corrompus et les opportunistes. Grâce à eux, il a eu les mains libres pour agir à sa convenance tout en discréditant l’action politique en général et l’opposition patriote en particulier. C’est là où le bat blesse.
S’il y avait une volonté politique pour un vrai changement, alors il aurait fallu ouvrir un débat public, large et transparent, à travers l’ensemble des médias. Il aurait fallu libérer la parole tant qu’elle ne touche pas à la sécurité nationale. D’ailleurs, sur ce plan, les lois en cours sont largement suffisantes. Il aurait fallu encourager les cadres de la nation à intégrer, chacun selon son choix, les partis politiques pour les renforcer et leur donner des ressources humaines, au lieu de les dissuader de participer à la vie partisane. Les postes politiques devraient revenir aux politiques et non pas à des technocrates administratifs qui n’ont aucune notion de communication avec le peuple ni de gestion des contradictions naturelles dans la société. Les structures des partis évolueraient et se développeraient alors sous l’influence de ces apports. Enfin, l’implication des citoyens dans la gestion de leur cité est impérative. Allant à l’encontre des croyances de nos gouvernants, cinq siècles avant notre ère, Périclès de la Grèce antique disait déjà : « … un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile ».
Les partis politiques devraient être conçus comme pépinières des futurs cadres de l’Etat. C’est en leur sein que se forme une élite et qu’émerge une conscience politique. Ils permettent la structuration de la société, introduisent les notions de discipline et d’engagement. Enfin, étant responsables de leurs discours, ils s’exposent à la sanction populaire ou, en cas de dépassements, ils sont justiciables devant la loi.
L’atomisation du champ politique depuis le Hirak, a peut-être amoindrie les pressions politiques sur les autorités dans l’immédiat mais en réalité, cela a provoqué une forme de métastase des éléments individuels les plus nocifs à l’image des mercenaires installés à l’étranger et leurs relais locaux.
Seuls des partis politiques sérieux et crédibles et non pas des épaves rapiécées peuvent défendre les intérêts supérieurs de l’Etat. Pourtant, les champs d’intervention des partis politiques pourraient être délimités consensuellement pour préserver dans tous les cas la sécurité de l’Etat. L’équilibre des pouvoirs en général devrait être revu. Si la Présidence de la République est le pivot autour duquel s’organise la répartition des pouvoirs, il est important qu’elle ne puisse pas agir en tant que pouvoir absolu. Les autres institutions devraient assumer leurs fonctions selon les termes constitutionnels. Une instance indépendante de la volonté du Président de la République devrait avoir la capacité de s’opposer à des décisions stratégiques unilatérales. Tant que le Président de la République pourvoie à tous les postes selon sa propre volonté et sans contre-pouvoir, il annihilera de facto tout équilibre interne sain au sein des institutions et entre elles.
Pour arriver à la concrétisation d’un tel programme, il faut d’abord avoir conscience qu’il n’est plus possible de se limiter à traficoter l’architecture politique si l’on veut le bien de cette nation. Il faut ouvrir un vrai débat de fond avec ce qui reste de la société politique qui a subi une profonde érosion depuis ces dernières années. C’est à une grande réforme de l’Etat qu’il faut réfléchir. Il faut sortir des formes habituelles qui n’apportent plus de sens à la société ni de l’espoir. La nouvelle République devrait être configurée dans le dialogue, l’harmonie et l’inclusion. C’est un nouvel état d’esprit dont a besoin notre nation si nous voulons une nouvelle Algérie.