Des statistiques et de la bonne gouvernance économique

Des statistiques et de la bonne gouvernance économique

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En réalité, si on s’en tient à une définition rudimentaire des statistiques, soit la collecte de données chiffrées et leur interprétation, il est probable que cette science soit apparue avec les premières sociétés organisées, dépassant une certaine taille. L’anthropologue britannique Robin Dunbar définit une fourchette de 100 à 230 individus avec lesquels une personne peut entretenir simultanément une relation stable. Cela limite les communautés rudimentaires à un groupe cohérent de 150 personnes qui ne nécessite pas de hiérarchie plus développée que celle d’une tribu primitive.

Au delà donc d’un certain nombre d’individus, la cohésion d’une société humaine ne repose plus seulement sur des relations de confiance interpersonnelles mais sur une organisation hiérarchique codifiée, une division de l’activité plus complexe et une répartition plus inégale du pouvoir. Naturellement, il se crée une asymétrie d’information qui est fonction croissante de la position dans la hiérarchie. Le gouvernant ne pouvant pas simultanément entretenir une relation stable avec tous les membres de sa société, il s’appuie sur une multitude d’intermédiaires qui recueillent les informations, de différente nature et les interprètent pour le conseiller.

Avec l’apparition des premières formes de l’écriture, les volumes d’informations croissant, ces intermédiaires ont retranscris, normé, classé et analysé ces données. Nous avons ainsi retrouvé des milliers de tablettes d’argile mésopotamiennes faisant état de recensement de récoltes et de cheptels, ceci devant servir à déterminer l’impôt.

Qu’en est-il d’une société de plusieurs millions d’individus? D’une Algérie de 44 millions d’habitants. 44 millions de visions différentes, de désirs différents, de volontés différentes ? Comment mouvoir une société de cette taille dans une même direction? Comment concilier ces visions sur un certain nombre de valeurs et de croyances cohérentes ? C’est la problématique globale à la quelle doit répondre la gouvernance. Nous ne traitons ici que l’aspect économique.

Qu’en est-il d’une société de plusieurs millions d’individus? D’une Algérie de 44 millions d’habitants

Nous allons donc déplacer la réflexion dans le champs qui nous intéresse. Notre pays est un vaste marché de 44 millions de consommateurs, le 33ème sur 203 sociétés souveraines. C’est autant de désirs, de goûts et d’habitudes de consommation semblables par ci et différents par là. Comment donc satisfaire une combinaison quasi-infinie de besoins et de désirs ? l’Idéal serait de disposer d’un nombre équivalent de producteurs et d’innovateurs, chacun devant répondre à un besoin ou à un désir exprimé sur ce gigantesque marché.

Ces consommateurs auront nécessairement besoin de se nourrir, de se loger, de se soigner et de se déplacer; ils désireront aussi se divertir, se cultiver et s’accomplir socialement et spirituellement. Quoi de plus normal? Ils ont tous besoin d’un toit mais selon qu’ils habitent dans les plaines de la côte, les hauts plateaux, le Sahara ou sur les montagnes de l’Atlas, l’expression de cette nécessité sera radicalement différente dans sa forme. Au nord, on voudra une toiture à un, deux ou quatre versants pour faire face aux intempéries, au Sud on voudra d’un toit-terrasse car il ne pleut point et on souhaite disposer d’une terrasse pour les chaudes nuits d’été. Celui qui veut d’une toiture à tuiles exprimera un goût, par désir esthétique, pour telle ou telle forme, telle ou telle couleur. Il en est de même pour la voiture qui exigera nécessairement un moteur puissant pour les pentes montagneuses et un moteur plus léger pour la ville des plaines. Il en est de même pour tout produit ou service de consommation. Quoi de plus naturel ? N’avons-nous pas une déclinaison par région, parfois par wilaya, de tel plat, de tel vêtement, de tel battisse ou de tel race de cheval.

La temporalité de l’Etat est celle de la macroéconomie, celle du consommateur est celle de la micro-économie

Devant cette multitude de désirs de consommation, fonction croissante de la taille d’une société, l’Etat algérien en tant qu’opérateur économique fortement impliqué est disqualifié d’avance. Il lui est impossible de satisfaire autant d’expressions de besoins et de souhaits différentes. Pire, lorsqu’il monopolise certains secteurs de grande consommation, il devient une entrave à la satisfaction optimale de ces nécessitées et de ces des désirs. Combien même, il arrive à satisfaire le besoin d’un produit, l’évolution des modes de consommation est supérieure à sa capacité d’adaptation. La temporalité de l’Etat est celle de la macroéconomie, celle du consommateur est celle de la micro-économie.

Lorsque nous avons planifié la politique du logement pour résoudre la crise des années 90’, notamment les programmes AADL et l’offre de logement en milieu rural, l’estimation de la demande et de la capacité du secteur du BTP à répondre à la commande publique ont toujours été en dessous de la réalité, cela a causé des retards, une distribution inefficace minée par les pratiques de corruption, une qualité insuffisante et un développement urbain chaotique. Nous ne mesurons pas encore les effets de distorsion néfastes sur notre économie, la commande massive a engendré une inflation des matières premières et a favorisé le recours à l’importation et aux pratiques de surfacturation. Nous constatons à peine l’étendue de l’inefficacité de ce programme. Toujours est-il que le problème du logement demeure car combien même nous y injectons des milliards des réserves du trésor public, nous avons une vision statique de la demande alors que les besoins et les désirs évoluent de façon imprévisible. Qui a prévu le rebond de la natalité ? chose rare dans le processus de transition démographique. Qui peut prévoir le bon dimensionnement des logements au vu de l’évolution de la composition des foyers algériens ? Qui peut prévoir les goûts et les couleurs de 44 millions d’algériens ? Ça ne peut être l’Etat, tout seul, omnipotent et omniscient.

nous avons une vision statique de la demande alors que les besoins et les désirs évoluent de façon imprévisible

Nous n’excluons pas le fait que la politique d’intervention forte et de la planification économique aient eu des résultats un temps donné. Dans une société qui sort de 132 ans de colonisation, de 9 millions d’habitants à majorité paysanne, le bon sens peut suffire à des gouvernants bien intentionnés pour deviner les quelques besoins rudimentaires des Algériens ; Et si cet interventionnisme peut donner une impulsion pour mettre la société en marche, tant mieux. Mais dans une société complexe qui a quadruplé en 50 ans et dans un environnement international le plus dynamique de l’histoire humaine, notre État est dépassé tant qu’il ne se recentre pas sur le rôle qu’il lui revient dans une économie de marché. Il est nécessaire que notre État se concentre sur ses domaines « naturels » dans l’économie, à savoir la gestion des biens communs et des externalités, la réglementation stable et rationnelle du marché en amont et éventuellement des rôles limités en aval du marché pour corriger ses défaillances.

Dans les sociétés les plus développées, l’une des missions essentielles de l’État est le recueil et la mise à disposition de l’information. C’est un domaine qui soulève des réflexions très importantes aujourd’hui car l’information peut être définie comme un bien commun qui doit être défini, réglementé et protégé de certains monopoles privés.

N’attendons pas une assemblée de prophètes à la tête du gouvernement pour développer notre économie

L’information, notamment économique, est essentielle à la fois pour l’administré, l’administration et le gouvernement. L’administration joue ce rôle d’intermédiaire entre la population et son gouvernement de recueillir les données, de les analyser et de les interpréter. Le gouvernement, aussi bien intentionné soit-il, ne peut pas concevoir une réglementation juste ni donner une orientation optimale à son économie s’il ne dispose pas d’une image fidèle de celle-ci, de ses forces et faiblesses, des risques et des opportunités auxquelles elle fait face. Il ne peut pas gouverner son économie s’il n’a pas un recensement détaillé des opérateurs économiques présents et des ressources disponibles ; et à force d’administrer des réglementations injustes et de mauvaises orientations, ces opérateurs se détournent de son cercle d’administration pour aller dans l’informel. La qualité de l’information baisse alors pour tout le monde, le résultat global est une mauvaise allocation des ressources, des comportements déviants résultant d’une asymétrie d’information accrue et un déficit de confiance majeur, qui sur le long terme, nuit à la valeur même de la monnaie, composant fondamental de l’économie.

N’attendons pas une assemblée de prophètes à la tête du gouvernement pour développer notre économie. Il ne s’agit pas de la bonne volonté d’une poignée d’hommes mais d’institutions fonctionnelles nourries par des flux d’informations de qualité ; des informations recueillies, analysées et interprétées pour optimiser en permanence l’action publique, dans ses domaines d’intervention. Le dernier recensement général agricole date de 2001 et n’est que le deuxième depuis l’indépendance. Comment juger alors les résultats du Plan national de développement agricole ? Quel est l’impact de l’expansion des villes sur notre maigre surface agricole utile mal estimée ? Quel est le volume et l’impact des subventions, tant décriées, sur la structure de notre économie ? Comment en sortir ? Quel est l’état de nos ressources énergétiques et leur avenir ? Nous sommes dans le brouillard et toute action publique est hasardeuse dans ce contexte.

Nous constatons tous l’état de retard dans lequel se trouve notre économie, comment ? Car nous la comparons aisément à des économies plus performantes où la production d’informations est infiniment plus riche, à tel point que nous trouvons parfois plus aisément à l’étranger des données sur notre économie que dans nos propres bases.

Le rôle de l’Office National des Statistiques est déterminant, ses moyens sont manifestement insuffisants

Pour passer du constat au diagnostic puis à l’action, nous devons améliorer le niveau de l’information économique de notre pays pour recenser précisément nos forces et nos faiblesses. Il convient ensuite de prioriser les problèmes selon leur impact et l’urgence. En l’état actuel des choses, nous en sommes incapables, nous sommes pétrifiés et éparpillés à chaque chute du cours du baril.

Le rôle de l’Office National des Statistiques (ONS) est déterminant, ses moyens sont manifestement insuffisants. Nous ne pouvons pas établir un constat pertinent, une feuille de route fructueuse ou un plan d’action opérationnel sans l’amélioration du niveau d’information économique, et pas seulement économique.

 

Mouloud IZEM
Chargé de la commission Économie et Finances
Parti Jil Jadid